Une tour, prise au hasard : quarante étages, deux mille habitants, un véritable univers à part, hors du monde, enclave de béton et de verre. On s'y sent si bien que l'on ne veut plus la quitter. Un à un, les habitants de la tour se cloîtrent dans le bâtiment et ne sortent même plus pour aller travailler. Un à un, les ascenseurs se dérèglent et tombent en panne. Un à un, les étages sont privés d'électricité. Un à un, les pare-brise des voitures garées sur les parkings environnants sont pulvérisés par des objets qui dégringolent des étages. Un à un, les habitants deviennent fous et retournent à une barbarie ancestrale où il convient de s'annexer un territoire et de le préserver des virées ennemies.
Une à une, les tours quittent la civilisation et se convertissent à la philosophie néandertalienne.
Voilà un roman encore plus effrayant que Crash. L'univers imaginaire de Ballard est proprement étonnant. Il se construit sur nos infrastructures les plus quotidiennes mais le monument qui s'érige peu à peu devant nos yeux médusés ne ressemble à rien de connu. C'est une statue à la Ballard, une singulière étude sociale qui se fonde sur le pourrissement des règles de la vie ordinaire et des conventions morales. On a beau se répéter que cela ne peut arriver, on a envie d'y croire, rien que pour voir comment ce dérapage va se terminer. Par curiosité morbide, en somme.
Ballard est loin de ciseler une écriture imagée dans le style Brussolo. Néanmoins, ses descriptions relèvent d'une horreur subtile et profonde.
La tour infernale, à côté, c'est de la gnognotte !
Après la route, les tours : Ballard continue de piocher ses dangereuses visions du présent dans une « débauche de fictions » qui ne font plus partie, et depuis longtemps, de la fiction qu'elle soit science-f ou speculative-f. Mais cette fois le projet dérape : autant il était facile d'accepter les névroses individuelles des héros de Crashou de L'île de béton,autant la folie belliqueuse dans laquelle s'enfoncent les 2 000 habitants d'un « Immeuble de Grande Hauteur » paraît fabriquée, et de toute façon aussi fausse sociologiquement que psychologiquement. La géographie spacieuse du luxueux penthouse rend inadéquat l'effet de stress qui saisit ses locataires comme des rats de laboratoire soumis à une surpopulation artificielle, et leur appartenance à une même classe sociale aisée rend improbable leur lutte fratricide (on verrait mieux les habitants faire bloc contre une invasion extérieure). Ceci posé, l'ouvrage est encore plus révulsant que les deux précédents, et c'est peut-être là, finalement, l'image ambiguë de sa réussite — au moins une certaine réussite. Reste à savoir si le regard porté est narquois, ou bien s'il reflète d'éventuelles névroses sadomasochistes de l'auteur. Quoi qu'en pense Robert Louit, l'écriture très au premier degré du roman nous inclinerait à choisir la seconde hypothèse.