Everville, dans sa version originale, est sous-titré « the Second Book of the Art ». L'édition française ne reprend que l'explication de l'auteur placée en exergue : « Le souvenir, la prophétie et le fantasme — le passé, l'avenir et le moment de rêve entre eux — ne forment qu'un seul pays, ne vivant qu'une seule et immortelle journée. Savoir ceci, c'est la Sagesse. L'utiliser, c'est l'Art ». Cette idée centrale présidait déjà à l'élaboration du premier ouvrage de la série : Secret Show, un roman qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu pour apprécier pleinement le nouvel opus du virtuose britannique de l'imaginaire car ce n'est en aucun cas une suite au sens traditionnel du terme. Secret Show opposait humains et demi-dieux dans une lutte a priori inégale entre connaissance de soi et mirages hollywoodiens tandis qu'Everville s'attache à un autre mythe américain, la Conquête de l'Ouest.
Partis du Missouri avec d'autres pionniers pour rejoindre l'Oregon, la terre promise, Harmon O'Connell et sa fille Maeve ne vivent que pour leur rêve de fonder une ville idéale. Victime de la peur, du froid, de la faim et des superstitions, Harmon est assassiné laissant à Maeve le soin de créer Everville autour d'un bordel typique de l'Ouest américain.
150 ans plus tard, les citoyens de la petite bourgade ont appris à nier leur noir passé et célèbrent annuellement une mielleuse histoire révisionniste. Mais ce passé oublié va les rattraper sous la forme d'une brèche entre la réalité et le Cosme, ce monde parallèle qui abrite, entre autres, Quiddity l'océan onirique que tout être humain ne visite que trois fois dans sa vie : à sa naissance, à sa mort et dans la consommation d'une vraie passion amoureuse. Et les habitants d'Everville vont payer au centuple les abjections enfouies au plus profond de leur mémoire.
D'autant plus que d'autres acteurs que Maeve, dont les objectifs étaient tout sauf innocents, se sont penchés sur le berceau de la petite ville et entendent bien récolter ce qu'ils ont semé autrefois. Entrent en scène aussi des personnages dont la vie a été fortement bousculée dans Secret Show : Tesla Bombeck, la scénariste victime d'une étrange possession ; Nathan Grillo, son compagnon d'infortune, un journaliste loser reconverti en archiviste de l'occulte et du bizarre et enfin, Harry D'Amour, le détective de l'étrange. Tous trois guettent le moindre indice, la plus petite piste qui les éclairera sur ce qu'ils ont vécu et les conduira à Quiddity, à l'Art et à une meilleure connaissance d'eux-mêmes.
Dans ce foisonnant livre-univers, chacun des nombreux personnages auxquels Barker prête vie mériterait d'être passé en revue car ils ont tous leur rôle à jouer et possèdent une réelle épaisseur. Clive Barker a dépassé le stade de l'utilisation de personnages « chair à canon », si fréquents dans la littérature fantastique moderne, qui ne sont là que pour servir les desseins de l'auteur le temps d'un ou deux chapitres. Depuis Imajica, le critère à l'aune duquel sont jugés ses écrits n'est plus la seule virtuosité d'un jeune loup de la littérature horrifique. Aujourd'hui, il émeut plus qu'il n'épate et le lecteur en retire tout le bénéfice. Dans son prochain roman, Sacrament, il achève cette mutation et nous aurons l'occasion d'en reparler dans Ténèbres lorsque cet ouvrage qui divise d'ores et déjà les lecteurs américains fera l'objet d'une traduction. Mais pour l'heure, n'hésitez pas à vous laisser porter par les rêves de Clive Barker, car « les rêves sont des portes » et l'auteur vous invite à trouver « assez de courage pour en franchir le seuil... ».
Benoît DOMIS (lui écrire)
Première parution : 1/1/1998 dans Ténèbres 1
Mise en ligne le : 12/10/2003