«…accélérer, toujours, toujours, encore, jusqu'à ce que votre bzanne soit de vingt lums. »
Contrairement à ce que l'extrait ci-dessus pourrait faire croire, ce roman de Georges Gheorghiu ne se classe aucunement auprès de L'employé de Jacques Sternberg. Il procède de préoccupations philosophiques plus profondes, dont le résumé a déjà été énoncé par l'Ecclésiaste (XII : 10).
C'est la guerre, une guerre qui dure depuis de nombreuses générations, et dont les combattants se haïssent par tradition et par conditionnement beaucoup plus que par conviction profonde. Des systèmes solaires changent de main au gré de petites escarmouches voulues par un quelconque chef militaire, et le tout n'a guère de sens. L'auteur en est fermement convaincu, et s'efforce de convaincre le lecteur également. Il le fait au moyen des dialogues des personnages, au moyen de leurs actions, de leurs méditations, et aussi par ses propres réflexions. Il le fait avec une conviction dont la monotonie se nuit à elle-même. On commence par être bien d'accord avec lui, mais on éprouve un certain agacement lorsque l'auteur le redit (ou le sous-entend) si souvent.
La plupart des personnages du roman – les combattants ne sont qu'une minorité parmi eux – s'interrogent. Diogènes vaguement conscients de l'existence de leur lanterne, ils cherchent. Quoi ? Le droit ? La vérité ? Pour l'un, une abstraction généralisée constitue un refuge pour l'autre, un bain de pieds, pris pendant les heures de bureau, concrétise sa résistance à un ordre dont l'arbitraire l'étouffe ; pour un autre encore, c'est la révélation de lui-même qui marquera une mission que les circonstances lui ont imposée. Mais que fera-t-il de cette révélation ? On n'en sait rien, car elle constitue la fin du roman.
De toute évidence, l'auteur a minutieusement travaillé la forme de son récit. Certaines de ses évocations ne manquent pas de souffle, et les raccourcis historiques sont adroitement emboîtés dans la narration proprement dite. Mais le thème même qu'il s'est choisi dégage un certain ennui. Cette guerre ne sert à rien, nous sommes bien d'accord là-dessus (combien de guerres, au fait, servent à quelque chose ?) Mais pourquoi nous assener cette vérité sur plus de deux cents pages, alors que l'action demeure aussi manifestement le fait de velléitaires ? Pour mieux nous la faire sentir ? Le sujet présentait un redoutable écueil, celui de l'ennui. Il ne semble pas que celui-ci ait été évité. La qualité des notations particulières, leur nombre et leur relief, ne suffisent pas à remplacer une action proprement dite. Et les faits et gestes des quelques « héros », dont les histoires sont racontées par épisodes mêlés, ne suffisent pas à retenir l'attention du lecteur.
Cela est d'autant plus regrettable que le style de Georges Gheorghiu est énergique et vigoureux. Certains effets de néologismes ou de néosyntaxe n'y ajoutent d'ailleurs rien, au contraire. Cependant, si Georges Gheorghiu possède déjà un ton et une manière, il lui reste à créer des personnages qui soient suffisamment attachants pour retenir la sympathie du lecteur, et aussi à inventer une histoire susceptible de l'intéresser.
Demètre IOAKIMIDIS
Première parution : 1/3/1962 dans Fiction 100
Mise en ligne le : 30/12/2024