En 2017, la petite Maya, âgée de sept ans, disparaît sur une plage de Rhodes alors que son frère Jon en avait la garde.
Il faut sept autres années aux parents de Maya pour parvenir à surmonter ce drame et à « renaître ». Ils ont trouvé un soutien dans le lamanisme, mélange de bouddhisme et de chamanisme sibérien, dont la cérémonie ultime consiste à écouter l'étrange Chant de l'oracle Ekhirit.
Mais Jon, lui, ne peut se résoudre à tourner la page. Secrètement lancé dans une traque aux réseaux pédophiles du Net, il est prêt à tout pour retrouver et venger sa soeur...
La collection « Novella » chez Griffe d'Encre recèle décidément bien des textes de qualité, joliment présentés. Le Chant d'Ekhirit en est un nouvel exemple, doté d'une belle couverture signée Zariel, qui restitue fort bien la troublante noirceur du texte.
Si le style de l'auteur peut paraître un peu affecté le temps de quelques pages, notamment par l'emploi d'un vocabulaire peu usité comme les verbes « arder » ou « s'encoubler » (ce dernier trahissant en fait la nationalité suisse de l'auteur), cette impression disparaît rapidement une fois plongé dans l'intrigue. Formé d'une succession de courtes scènes situées en divers lieux du monde, Le Chant d'Ekhirit adopte la forme d'un thriller, moins commune pour un texte bref – ici une novella de quelque quatre-vingt dix pages – que pour un roman plus ample. Ce choix confère au récit une relative nervosité, un sentiment d'urgence qui colle bien à son sujet, sans pour autant perdre en émotion.
Olivier May y dénonce bien sûr la pédophilie et l'utilisation des réseaux informatiques à des fins criminelles, mais son intrigue se centre avant tout sur le parcours de Jon, qui pose l'éternelle question : peut-on chasser des « monstres » sans en devenir un soi-même ?
Car Jon n'hésite pas à plonger lui-même dans l'horreur pour mieux la combattre. Y perd-il son humanité ? Avant même de poser cette question, il convient de s'interroger sur la part d'humanité de ces « monstres » qu'il pourchasse. L'auteur ne leur laisse pas la parole, ne leur permet pas de se justifier ; il nous les présente brièvement, notamment à travers le personnage d'un prêtre canadien sans états d'âme. Jon « ne croit pas à la rédemption de ce type d'individus », il « sait que, si l'on se laisse aller [...] à chercher l'humain derrière le monstre, on croira le trouver au détour d'un geste, d'un sourire, d'une attention, de ce qui pourrait faire penser à une étincelle de repentir. » (p.71) Condamnation sans appel : s'il n'y a plus d'humain dans le monstre, son exécution est-elle un crime ?
Ces interrogations sont évidemment classiques, mais elles appellent des réponses ambiguës, jamais définitives. Le mérite d'Olivier May est de les susciter à travers un récit dynamique sans les poser lui-même directement et sans apporter de réponse. Ce n'est que dans une note finale qu'il explicite ce questionnement : « Jusqu'où irais-je pour récupérer vivant mon enfant, ma soeur, mon frère ? Et si, le cas échéant, je pouvais en récupérer des milliers dans une même opération : quelle limite me fixerais-je ? » (p.95)
Mais l'ambiguité peut engendrer le malaise, au point qu'éditeur et auteur se sont sentis obligés d'ajouter dans cette même note qu'ils sont « contre la peine de mort, sans exception » et qu'ils ne « prônent pas davantage la justice privée » (p.95) Avec cette note, l'auteur se désolidarise de son personnage, alors que l'histoire ne nous permettait guère de déceler cette distance. Probablement parce que si l'action de Jon est condamnable « théoriquement », on peut difficilement ne pas l'approuver « émotionnellement ». Qui d'entre nous pourrait supporter l'idée de son enfant torturé sans éprouver une légitime envie de tuer ? (Que nous ayons le « courage » de passer à l'acte, ou celui au contraire de nous en empêcher, est une autre histoire.)
C'est sans doute pour cela que la Justice doit se détacher de l'émotionnel, demeurer froide et sans passion, pour cela aussi qu'elle demeure incompréhensible et injuste aux yeux des victimes qui l'estiment trop clémente, pour cela qu'elle demeure impuissante et inefficace aux yeux d'un Jon. En développant l'émotion, le récit peut sembler justifier le comportement du justicier solitaire et hors-la-loi : comment l'éviter ?
Et l' « Imaginaire » dans tout cela ? Le lecteur de cette chronique aura compris que sa part est très réduite. Que l'intrigue se déroule quelques années dans notre futur et qu'il existe de menus évolutions sociales ou technologiques n'a guère d'importance : le récit concerne indubitablement notre présent et ne relève guère de la SF. En revanche, le fameux Chant d'Ekhirit le rattache plutôt au fantastique, même si les amateurs du genre souhaiteraient sans doute en savoir un peu plus sur sa nature et ses propriétés. Ici, Olivier May n'en fait qu'un artifice commode pour précipiter le dénouement.
C'est donc avant tout la justesse de ton et la grande sensibilité sur un sujet grave et délicat qui touchent le lecteur. Olivier May montre qu'il est possible de suggérer l'horreur sans la mettre réellement en scène – l'auteur nous en épargne toute description crue mais il nous est facile d'imaginer ce à quoi Jon est confronté – et d'induire une réflexion chez le lecteur sans lui asséner de manière directe son point de vue. Il en résulte un texte troublant où, de l'amour à l'abjection en passant par la vengeance et l'espoir, on perçoit les nuances complexes et tourmentées qui constituent la palette de l'être humain.
Pascal PATOZ (lui écrire)
Première parution : 19/10/2009 nooSFere