« Nous, humains du XXe siècle, voulions une vie construite de vertus, alors que nos corps tout bouillonnants de vices sans cesse lacéraient notre oeuvre. » (p.59) L'action se situe très probablement dans un futur proche, dans une mégalopole nommée Lone et surnommée Baby - jeu de mot significatif... Le nombre de meurtres en série et de suicides augmente sans cesse. La violence fait rage, y compris dans les maternelles où les bambins se déchirent à belles dents.
Dans ce décor de science-fiction va se nouer une intrigue qui s'orientera peu à peu vers le fantastique et la mythologie, et dans laquelle on peut voir une réponse très intéressante aux
Particules élémentaires de Michel Houellebecq, énorme et fort controversé succès de l'année 1998...
Les points communs sont nombreux entre ces deux ouvrages, à commencer bien sûr par l'omniprésence du sexe, qui risque de choquer plus d'un lecteur. Une sexualité crue et souvent désespérée, qui évoque une tension plutôt qu'un plaisir, même si la jouissance est ici bien réelle... La fellation y est aussi la pratique dominante, car c'est un moyen pour Lilith de « prendre sans être prise », vision particulièrement égoïste de l'amour, où l'expression « se donner » n'a plus aucun sens.
Mais la soif de Lilith prend vite un autre masque : dans cette errance à travers la ville, en quête de proies, son comportement et son appétit insatiable ressemblent à ceux d'un vampire moderne, et la fellation devient morsure...
Alina Reyes décrit donc complaisamment un certain nombre de scènes de
baise, dont on ne peut nier l'efficacité érotique, même si l'énumération systématique de fantasmes finalement assez convenus (l'amour avec la maîtresse de son ex, avec des homosexuels, avec un moine...) affaiblit un peu le propos par leur caractère anecdotique. Evidemment chacun de ces tableaux a une valeur symbolique et constitue une étape dans l'initiation de Lilith, mais le véritable intérêt du roman est ailleurs.
Au-delà de cette sexualité envahissante, Alina Reyes montre en effet que l'approche du troisième millénaire est bien l'annonce de ce que Houellebecq appelle une
mutation métaphysique. Mais si chez ce dernier, la mutation se fait vers la disparition de toute animalité, et en particulier de la sexualité avec l'avènement du clonage, Alina Reyes choisit la voie inverse.
Pour elle,
« l'Homme, distinct de l'Animal, est un mythe » (p.182). Et si évolution il y a, elle se fera vers le réapprentissage de l'animalité, que permettent paradoxalement la technologie, les réseaux informatiques et les univers virtuels.
L'homme du troisième millénaire sera donc
« un animal virtuel dans un univers virtuel, [...] et percevra le monde comme une entité merveilleuse (fantastique), magique, incontrôlable [...]. Ce millénaire sera celui du temps du rêve, où l'esprit humain et le monde ne feront plus qu'un même et vaste espace mental, peuplé de rêves et de visions... » (p.149) Finalement,
le meilleur des mondes prôné par Houellebecq aura bien lieu, et les habitants de Baby-Lone obtiendront l'immortalité. La croisade surnaturelle de Lilith deviendra alors une sorte de résistance - partagée avec Sammaël, l'ange de la mort -, une lutte contre l'immortalité, contre les surhommes, contre l'inhumanité de ceux qui tentent de se débarasser de leur condition animale.
Pour parvenir à cette conclusion, l'auteur suit des chemins bien différents de ceux de Houellebecq : pas de vaste bilan du XX
e siècle ni d'ironie glaciale, mais une errance fantasmagorique et de pertinentes réflexions sur la mythologie et les symboles, et en particulier sur les deux visages de la feminité : celui d'Eve, le clone d'Adam auquel elle se soumet, face à celui de Lilith, la Femme authentique née de la Terre…
Pascal PATOZ (lui écrire)
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