"Je t'abreuve de questions, d'évidences destinées à te prouver l'imposture du monde des apparences dans lequel nous baignons." (page 240) Voici un livre déstabilisant, pour lequel on peut hésiter entre irritation et intérêt.
L'ensemble du récit, raconté à la première personne, est vu par les yeux du personnage central, Clarence (ou Chang ?) Albedo. Les dialogues sont ainsi réinterprétés ("tu dis cela") et les lieux finissent par se confondre, car le lecteur n'est pas transporté à Stamboul ou à Pékin : il demeure dans l'esprit du personnage...
Nous faisons donc connaissance avec ce personnage assez discutable, sorte de Don Juan de pacotille, vaniteux et vaguement méprisant, aux états d'âmes un peu indigestes, pour lequel sexualité rime davantage avec consommation qu'avec amour... Souvent agaçant, mais par là-même assez réaliste, il n'est racheté que par une certaine lucidité et par le regard ironique qu'il porte en particulier sur notre monde et son actualité.
Se présentant comme un récit d'aventure dans le cadre du marché du sexe, ce roman surprend et, peu à peu, déroute par des éléments étranges dont l'auteur parsème le récit : des dates erronées, des événements politiques qui diffèrent, des personnages qui devraient être morts... Sommes-nous dans une uchronie ? Y'a-t-il des altérations de la réalité, des glissements de temps chers à Philip K. Dick ?
Progressivement, le monde se détraque. Clarence rencontre (est ?) Chang. Les femmes se dédoublent. Le récit aussi, puisque parallèlement nous lisons aussi le roman de Clarence, intitulé
Duplex... Mise en abyme, chausse-trappes, faux-décors, doubles et duplicité... Qui est qui, ou quoi ?
Il s'agit donc d'un livre ambitieux, dans sa forme et son fond. Nous sommes prêt à suivre l'auteur dans ses jeux de miroirs, mais ce n'est pas toujours facile... La personnalité de Clarence fait obstacle, son monologue intérieur nous laisse souvent à distance, et nous suivons son itinéraire avec un certain détachement qui nous empêche d'adhérer pleinement. Nous ne parvenons pas à oublier l'artifice, la manipulation à laquelle se livre l'auteur... On apprécie l'exercice de style sans jamais oublier qu'il s'agit d'un exercice...
Mais parvenu à la fin du roman, nous nous interrogeons à nouveau. Ce côté artificiel que l'on peut reprocher au roman n'en est-il pas justement l'un des intérêts ? Ce livre factice n'est-il pas la meilleure illustration du propos de l'auteur ? N'est-il pas la meilleure preuve de l'
imposture du monde ?
Oui, décidément, à la fois irritant et intéressant…
Pascal PATOZ (lui écrire)
nooSFere