Ce roman (en fait une longue nouvelle) débute en coup de tonnerre : le laboratoire du physicien Alexeiev saute ; sous les décombres un bloc transparent, incroyablement dense, enveloppe savant, assistant et appareils. Une commission d’enquête est chargée de découvrir les causes d’une catastrophe aussi inexplicable. Nous voilà lancés dans un suspense qui ne fait que grandir, une enquête scientifique passionnante comme une enquête policière. Pourquoi cette explosion ? Pourquoi l’apparition, toutes les huit heures, d’un mirage, en trois points bien précis du globe, et cela 20 jours avant la catastrophe ?
Les péripéties sont bien connues : le lecteur est lancé dans un tourbillon d’événements de plus en plus surprenants, de plus en plus angoissants, il attend le moment où tombe le dernier masque. À ce moment, très souvent, c’est la déception. Tant de mystères pour en arriver là-Mais cette fois le récit débouche bien sur le gigantesque et la démesure. Alexeiev a « créé un univers où des êtres nous ont devancés par leur science et la conscience de leur devenir (p. 147)… et qui agissent eux-mêmes sur leur propre évolution cosmique » (p. 171).
D’autres sans doute ont déjà exploité un thème assez semblable, mais jamais avec autant de rigueur et d’ampleur. Le thème est déjà étonnant dans la S F soviétique, qui reste le plus souvent fort terre à terre, sauf lorsqu’elle copie les space opéras américains. Mais il y a plus : une narration rapide, alerte, sans temps morts, sans longues discussions oiseuses ; les faits, tout simples, tout bonnement racontés. Ce qui déjà est original dans une littérature où chacun se souvient qu’il est petit-fils de Dostoiewski et de Tolstoi.
Il y a plus, le héros, centre du récit, n’est ni un savant ni un technicien, mais le philosophe Topanov, l’humaniste, qui seul se révèle capable de guider les scientifiques au travers de ce labyrinthe d’événements, car lui seul cerne complètement les problèmes : « Vous mesurez les faits, moi j’essaie de mesurer l’homme. » (p. 60). L’erreur d’Alexeiev, il l’a mise à jour : « Toutes les choses vivantes veulent vivre et défendre leur avenir » (p. 81). « Il n’est au pouvoir de personne de triompher de l’obscure, secrète, et pourtant éclatante volonté des êtres à défendre leur droit d’exister.» (p. 150).
On comprend mieux le beau tintamarre qui accueillit la nouvelle en URSS. Le public se passionna, les académiciens gémirent, s’indignèrent. Et il faut dire qu’en dehors de toute implication politique, Poleischuk fait preuve d’un singulier mépris du matérialisme officiel. Il faut voir ce qu’il dit du merveilleux (p. 166), de la science (p. 125). Non seulement tout doit se rapporter à servir la Vie, et elle seule, mais il professe un panvitalisme à laisser pantois, et frappe sans cesse sur ce même clou :
« La vie plus forte que l’intelligence » (p. 148), « La Vie et la Mort ne s’opposent plus, mais se complètent en une permanente résurrection, et notre être est notre existence » (p. 191). « Je crois que tout est Vie, que tout est résurrection. Voilà la vraie découverte d’Alexei. Grâce à lui tout espoir raisonné peut être certitude » (p. 195).
C’est sans doute là le plus étonnant ouvrage venu d’URSS, le plus libre aussi, celui où l’on chercherait en vain des références à l’évangile selon St Marx… Mais en verrons-nous jamais un second ?
Jacques VAN HERP
Première parution : 1/1/1964 dans Fiction 122
Mise en ligne le : 30/12/2023