Un terrifiant psychopathe surnommé Milton en hommage au poète, un couple de flics hésitant à oublier l'horreur pour s'aimer ne serait-ce qu'un instant, une paumée à l'esprit fêlé s'interrogeant sur la conservation des bébés, un généticien prêt à jouer au savant fou, un photographe homosexuel fasciné par l'esthétique de la mort, un fantôme assistant à l'autopsie de son propre cadavre... Une épidémie de serial killers, une secte qui se cherche un Antéchrist, un complot de potentats visant à enclencher l'Apocalypse, un trafic sur Internet de vidéos montrant tortures et meurtres, une guerre entre les USA, la Chine et l'Inde...
Un tel assortiment de personnages et de situations — dans un roman qui fait pourtant moins de trois cents pages — a de quoi inquiéter le lecteur qui, face à cette énumération, est en droit de penser qu'un bon nombre des ingrédients du récit sont purement racoleurs, comme autant d'éléments épicés destinés à faire grimper l'audience : les meurtres en série, le complot pour paranoïaque patenté, les snuff movies...
Erreur ! C'est avec une véritable virtuosité que Stéphanie Benson jongle avec ces éléments disparates pour nous donner un roman inclassable et particulièrement noir, un thriller bizarre où la « littérature générale » se fait gore et où l'anticipation et le fantastique pointent à peine leur nez...
Si la composition du récit paraît fluide, tourbillonnante et insaisissable, elle est en fait particulièrement rigoureuse puisqu'elle suit le découpage en quatre-vingt-quatre tableaux d'un ensemble de tapisseries du XIVe siècle exposées dans un musée à Angers, réunies autour du thème des quatre cavaliers de l'Apocalypse. La série conçue par Stéphanie Benson et appelée Al teatro comportera ainsi quatre romans de vingt-et-un chapitres chaque, les titres de ces chapitres se rapportant chacun à une seule des tapisseries.
Cette construction pourrait peut-être dérouter le lecteur si l'écriture n'était pas d'une telle précision et d'une telle force que les personnages imposent immédiatement leur stature et que l'intrigue se suit aisément malgré sa complexité et ses nombreuses ramifications. L'écriture de Benson bouscule autant qu'elle séduit, surtout par sa façon d'appréhender l'horreur d'une manière qui varie en fonction du personnage principal de la scène qu'elle décrit — bien qu'il ne s'agisse jamais de témoignages à la première personne.
L'intrigue policière — déjà captivante en elle-même — est surtout un prétexte à une ambitieuse réflexion sur l'état du monde contemporain et sur sa déliquescence. L'Apocalypse s'y annonce finalement de manière insidieuse, par des faits qui rappellent cruellement nos informations télévisées : une guerre qui oppose les Etats-Unis à l'Asie — cela ne paraît plus si invraisemblable en mars 2003 — , des actes de violence apparemment gratuits, une perte des repères qui poussent certains à s'abandonner au discours décérébrant des sectes et d'autres à perpétrer des actes sordides ou à s'adonner au voyeurisme le plus pervers... Un monde qui semble être devenu fou, où errent des monstres avides à la fois de pouvoir et de sauvagerie, de raffinement et de bestialité... ainsi que quelques candides sous le choc.
A condition de ne pas être rebuté par une violence présentée sans fard et d'accepter les romans hors normes aux limites du mainstream et des littératures de genre, Cavalier seul ne peut qu'enthousiasmer les amateurs d'œuvres inclassables, fortes et dérangeantes. Fascinant à tout point de vue !
Pascal PATOZ (lui écrire)
Première parution : 1/4/2003 nooSFere