On savait la Pologne le plus libéral des États socialistes et le plus apte à supporter des contradictions internes qui feraient s’écrouler des sociétés dites libérales. On la savait tolérante au point d’accepter pêle-mêle la peinture abstraite, la psychanalyse, le doute politique et jusqu’aux manifestations les plus singulièrement anachroniques du mysticisme religieux. Son charme particulier tenait et tient encore à sa faculté de mêler sans effort le délire et la raison. C’est aussi une excellente méthode de survie dans le chaos. Bref, le Polonais, si cette généralité a quelque sens, est un cartésien prompt à enfourcher une chimère. Donc, il ne peut exister que dans et par l’humour.
L’étonnant recueil de nouvelles de Slawomir Mrozek en est un exemple à la fois par sa signification et par sa forme. Critiquant sans vergogne le régime ou plutôt ses épigones, illégitimes mais bien réels, qui ont nom opportunisme et conformisme, il s’enrichit, dans la satire, des attraits du fantastique. Des nains qui grandissent, des homoncules habitant les tiroirs, des bureaucrates qui annoncent le printemps en s’envolant à tire-d’aile, des girafes improbables, des éléphants volants, sans compter une barricade qui s’effondre comme la Baliverna, sont ses moindres agréments. On y trouvera aussi un zeste de Kafka, quelque peu mâtiné de Benchley. Et pourquoi ne pas dire que, par l’incongruité de l’invention, il évoque quelquefois les dessins et les textes de Topor ? Car il ne convient pas de s’aventurer à n’y chercher que de la politique. On peut très bien n’y rencontrer que la fantaisie d’un écrivain si fermement et si légèrement irrévérencieux envers l’ordre et la tradition sous toutes leurs formes, que la transposition immédiate peut se faire dans toutes les langues ou presque. En particulier dans la nôtre.
Seule l’amertume est absente de ce livre et c’est peut-être ce qui en fait la rareté. Ces nouvelles sont des fables. Leur auteur est amoureux de la vie. Ce qu’il traque en chacun, c’est la mécanique, la décoration, le titre, le grade, l’uniforme, le souvenir héroïque. Autant de débris ou de travers, comme on voudra, qui ne connaissent pas de frontières. Lire Slawomir Mrozek, c’est savourer une tranche de citron. La tendresse y met un peu de sucre.
Luc VIGAN
Première parution : 1/8/1964 dans Fiction 128
Mise en ligne le : 29/12/2023