Le roman précédent de Canal,
Le Cimetière des papillons, décrivait un univers de jeu que les joueurs eux-mêmes finissaient par détruire.
Les Paradis piégés va encore plus loin : cette fois, c'est l'auteur lui-même — à peine masqué derrière son personnage — qui dynamite l'une après l'autre ses propres créations. Pour le plaisir d'ouvrir de nouvelles portes au nom de la liberté absolue du créateur.
Tout commence, comme souvent chez Canal, par une cassure, présentée ici comme une initiation rituelle. À l'âge de quinze ans, David obtient le droit de quitter l'univers clos de La Grange pour explorer les Virtualités. Il va devoir franchir la Porte d'or et quitter pour la première fois sa famille. Ses frères et sa sœur, plus âgés, ont déjà franchi le pas et le guideront. La réalité est décrite comme un ensemble de lieux clos habités par des Familles, qui ont créé des lieux virtuels pour se distraire. Mais les premières fausses notes apparaissent : c'est en explorant les Virtualités que la mère de David a disparu. Et son père lui apprend l'existence de Virtualités piégées, devenues de véritables enfers qu'il faut détruire.
« Une fois que tu auras rejoins une Virtualité, ton premier souci sera d'en sortir » (p. 24). Ici, tout fonctionne au niveau du symbole, explicitement incarné en objets fétiches. Le père est un créateur de marionnettes, un manipulateur. Les
matriochkas, ces poupées russes emboîtées les unes dans les autres, incarnent les différentes couches de la réalité qu'il faudra ouvrir l'une après l'autre. C'est à l'intérieur de la sienne que la mère a caché le message qui lancera David à sa recherche.
Et la quête de la mère, face au père truqué qui incarne tous les mensonges — c'est aussi en ce sens que Canal est un des héritiers de Dick, cette façon de remettre en question la solidité des figures d'autorité qui traversent ses livres — devient une quête d'identité personnelle de David. Celui-ci devra même se dépecer lui-même pour franchir une des Portes. La succession d'images fortes, parfois insoutenables, qui parsèment le livre n'est jamais gratuite. Mais le lien qui les unit n'est pas romanesque. Il est presque psychanalytique.
Le livre décrit des lieux qui sont autant d'incarnations des fantasmes de l'auteur. J'emploie le terme à dessein. Il n'y a aucune logique au choix des Virtualités — où l'on saute du Casablanca de Bogart au camp nazi de Bergen-Belsen — si ce n'est celle, purement arbitraire, de Canal. C'est à une exploration de lui-même que celui-ci nous convie, jusques et y compris dans son histoire d'amour avec Leni Riefenstahl, cinéaste encensée par le régime nazi. Ces souvenirs incarnés que David s'impose de détruire, mènent inexorablement à l'enfermement de l'auteur dans son livre, ce que symbolise le Rainbow, cette drogue qui enracine peu à peu celui qui la prend dans la Réalité. La vraie.
Et la Réalité est un piège, une dernière horreur. Celle de la déliquescence, de l'usure. Celle du monde en bout de course. Mais, dans les dernières pages, Canal se révolte : la réalité lui pèse, il se donne le pouvoir de la recréer... « Les terres arc-en-ciel ne connaissent pas d'autres limites que celles de notre imagination. »
Rarement l'écriture de Canal aura été aussi intense, aussi ouvertement violente. Elle contribue à faire des
Paradis piégés un livre inconfortable. Vous voilà prévenu. Mais, en comparaison, la plupart des romans de SF récents ne sont que des virtualités sans intérêt.