Régulièrement, les éditions de l'Arbre Vengeur rééditent des ouvrages anciens oubliés, et qui mériteraient pourtant de rester dans les mémoires de par leurs qualités intrinsèques. Cette fois, c'est Le Brouillard, de Henri Beugras, qui a l'honneur d'une telle réédition. Il faut bien reconnaitre que l'auteur, né en 1930, n'a pas fait grand chose pour qu'on se souvienne de lui : Le Brouillard est son seul roman publié, en 1963 aux Éditeurs Français Réunis, qui plus est sous le pseudonyme de Claude Henri, avant qu'il ne se tourne vers le théâtre. Pourtant, ce brouillard a de quoi plaire aux amateurs de fantastique. Jugez-en plutôt...
Isidore Duval prend un train de nuit en partance de la capitale, mais comme il n'est pas pressé d'arriver à destination, il décide de s'arrêter en plein milieu de la nuit dans une gare au hasard. Il se retrouve en plein brouillard, et peine à trouver la ville correspondant à la gare. Il réussit néanmoins à trouver un centre d'accueil, où deux hommes lui trouvent une chambre à l'hôtel. Il s'aperçoit assez rapidement qu'il vient d'atterrir dans un endroit étrange, une ville dont on ne peut sortir à cause du brouillard qui l'entoure en permanence, et où il existe un certain nombre de règles comme celle de porter un masque, de ne pas parler de l'extérieur ou des cadavres qui flottent à la surface du fleuve qui traverse la ville...
Le motif de la personne atterrissant dans un lieu coupé de tout est relativement fréquent dans la littérature fantastique ; Henri Beugras se l'approprie en y injectant un certain nombre d'idées intéressantes. Tout d'abord, le récit oscille en permanence entre angoisse et humour : on sait dès les premières lignes que l'issue sera tragique, puisque c'est le cadavre d'Isidore Duval qui s'adresse à nous. Pourtant, derrière l'inquiétude et l'inexorable, transparaît un humour noir et burlesque, à la Kafka, alors que Duval tente de comprendre ce qui lui arrive et les codes qui régissent la ville. Quelques scènes hilarantes se succèdent, comme lorsqu'il décrit son arrivée à des personnes ayant recréé une gare fictive en espérant qu'un jour un train passera, ou ses discussions avec le patron de l'hôtel, reclus dans la chambre voisine de la sienne, dans laquelle Isidore se livre à des jeux inavouables avec la gérante de l'établissement. Mais ces scènes alternent avec des ambiances autrement plus lugubres, quand Duval va traîner sur le bord du fleuve et y trouve des cadavres, ou quand il hérite d'un logement minuscule où il doit travailler jour et nuit pour gagner une maigre pitance qui lui permet à peine de subvenir à ses propres besoins. Il en résulte pour le lecteur un sentiment mitigé, car il ne sait sur quel pied danser, et surtout quelle direction va prendre le roman.
Ensuite, plutôt que de faire atterrir son protagoniste dans un endroit où il serait le seul à savoir qu'il existe un ailleurs, Beugras choisit de rendre tous ses habitants conscients de la malédiction qui les frappe, ce qui lui permet de travailler sur l'adaptation de leur mode de vie, et sur les croyances qu'ils ont peu à peu développées. Enfin, l'auteur s'attache à adapter la forme au fond : à l'aspect circulaire de son univers (soit on y tourne en rond, soit le moyen que l'on trouve pour s'en échapper vous ramène inéluctablement à votre point de départ) répond le mode de narration, puisque le roman commence et se termine par la mort d'Isidore Duval.
Les dernières pages du roman nous montrent que, sitôt le décès de Duval advenu, il disparaît déjà de la mémoire des habitants de cette ville. Rendons hommage aux éditions de l'Arbre Vengeur : avec cette réédition bienvenue d'un petit bijou oublié, le roman d'Henri Beugras n'aura pas suivi pas le même chemin.
Bruno PARA (lui écrire)
Première parution : 17/2/2013 nooSFere