SEUIL
(Paris, France), coll. Cadre noir Date de parution : 4 mars 2021 Dépôt légal : mars 2021 Première édition Roman, 336 pages, catégorie / prix : 19,50 € ISBN : 978-2-02-147150-2 Format : 14,7 x 22,0 cm✅ Genre : Fantastique
Depuis quelques décennies, une nouvelle forme de divinité s'est révélée au monde : la Multitude. Près de Cherbourg, Raylee est la Désignée du dieu Dix-Neuf, choisie entre les humains pour lui servir de canal de communication. Un fardeau plutôt qu'une bénédiction, et qui s'accompagne de symptômes épuisants. Au Bureau des prières d'Europe de l'Ouest, elle reçoit des personnes en quête de sens mais semble elle-même dépassée face à la complexité de la Multitude. D'autant que depuis peu, elle est la cible principale des membres de l'Observatoire, une police dédiée aux conflits avec les divinités : il semblerait que tous les criminels qui s'approchent de Raylee disparaissent sans laisser de traces...
Il est temps pour le lieutenant Hassan Bechry d'infiltrer le Bureau des prières et de découvrir ce qu'il s'y prépare.
Un roman noir d'anticipation, palpitant, unique.
Cloé Mehdi est née en 1992. Elle remporte le prix du premier roman du festival de cinéma de Beaune avec Monstres en cavale édité au Masque. Son deuxième ouvrage Rien ne se perd, est lui aussi particulièrement remarqué dans le milieu du polar et rafle de nombreux prix.
Critiques
Une nouvelle religion est apparue sur Terre, La Multitude, laquelle, contrairement aux autres monothéismes, a des effets concrets sur la population, croyante ou non. L’entité originelle s’est fractionnée, désagrégée selon le terme officiel, en multiples individualités, désignés par un numéro. La Multitude ne renvoie pas à un au-delà, ne juge rien ni ne se réfère à une orthodoxie, sauf peut-être les Dieux Rouges, les plus violents et craints, que désapprouvent les autres entités. Ils peuvent en effet, très arbitrairement, décider de se débarrasser de leurs représentants sans raison valable, assassinés par leurs exécutants, les Bourreaux, tandis que leurs homologues s’opposent à toute forme de meurtre comme au tort fait aux animaux. Une Fédération chapeaute les Bureaux de prière disséminés à travers le pays où se présentent croyants et non-croyants avec des doléances diverses auprès des Désignés, représentants officiels des divinités bénéficiaires d’un pouvoir particulier, et de leurs employés.
La Désignation se manifeste par des fièvres, vomissements et maux de tête très coercitifs, atténués dans le cas Raylee Mire, au comportement rebelle voire asocial, par une grosse consommation de cannabis qui repousse l’emprise mentale de la divinité. Désignée du dieu Dix-neuf, elle a le pouvoir d’envoyer dans Prime, un ailleurs indéfini, ceux qui ont envie de disparaître un temps. Elle dispose aussi du don de micro-perception, soit la conscience de tout être vivant dans l’environnement proche, insectes et araignées compris, des pensées des gens ainsi que d’une foule de détails. Des visions l’informent sur certaines situations ou ce qu’elle doit faire. Une Désignation est un calvaire qui empêche d’avoir une activité normale. Raylee est employée par la Fédération dans un Bureau proche de Cherbourg pour un salaire de misère où elle reçoit les visiteurs qui lui exposent leurs problèmes, qui donnent une palette assez représentative des maux de la société actuelle. Autre effet secondaire, aucun dispositif électronique sans-fil ne fonctionne à proximité d’elle, ce qui présente autant davantages que d’inconvénients avec parfois des situations cocasses.
Par l’intermédiaire du lieutenant Hassan Bechry et de sa taupe, l’Observatoire européen des divinités, une officine de la police, s’intéresse de plus en plus à Raylee, suspectée d’être responsable des disparitions, et peut-être de meurtres.
On se demande dans un premier temps quel est intérêt de ce roman qui semble partir dans toutes les directions, sinon celui d’élucider une situation àa priori incongrue, où des dieux lovecraftiens opèrent au grand jour sans que cela émeuve ni étonne grand monde.
Raylee est la principale narratrice qui dévoile au fil des besoins les rouages de cet univers proprement fantastique, récit augmenté de passages centrées sur les enquêteurs, mais aussi d’e-mails et de comptes-rendus d’entretiens, de notes de service et même de poèmes, délivrant une multiplicité de points de vue sur la société et ses maux. Les allers et retours suivent un fil thématique, sans cependant gêner la progression du récit.
Polar par certains côtés, fantastique par d’autres, avec quelques touches de science-fiction, ce patchwork a toutes les allures d’un roman social pas comme les autres. De multiples détails glissés subrepticement renvoient en effet à une actualité récente, autour de mesures sociales, de violences policières, de la féminisation parfois absurde des mots, des pétitions et manifestations variées, de l’anti-avortement à la fermeture des parcs aquatiques. Se dessine en arrière-plan une société pétrie de contradictions et sans perspectives, aussi fragmentée que les divinités, où l’individualisme forcené et la liberté d’expression désordonnée faisant désormais office de religion, chacun confit dans sa vérité désormais sacralisée. Foisonnant et cohérent, une bonne surprise au final.
Dans un futur proche, les Dieux sont descendus sur Terre et ils sont plutôt déconcertants. Ils sont une multitude, se reconnaissent par leur numéros, et s’ils ne sont pas présents physiquement, choisissent des élus, les Désignés, auxquels ils donnent quelques pouvoirs et qu’ils n’hésitent pas à tuer à la moindre faute. Raylee, une Désignée du dieu dix-neuf, peut ainsi envoyer les gens que son dieu choisit à l’abri dans un lieu mystérieux, hors de l’espace et du temps, pour une durée variable. Les personnes qu’elle y envoie ont généralement une bonne raison de se faire oublier, une raison pas toujours honorable, ce qui lui vaut une surveillance rapprochée de la police. Et tout cela dans une petite ville à coté de Cherbourg pour un salaire de misère, sous le contrôle de la hiérarchie religieuse.
Oublions tout de suite le côté anticipation dont parle le quatrième de couverture : si le roman est censé se passer dans quelques décennies, c’est pour expliquer que les dieux ont débarqué depuis déjà quelque temps. Mais la société décrite dans le roman, hormis cette apparition divine, est bien notre monde actuel. Cinquante-trois présages est, comme au Bal des absents de Catherine Dufour paru dans la même collection, un roman noir social qui utilise le fantastique comme métaphore de la réalité sociale. Ses personnages, loin d’utiliser leurs dons pour dominer la société, constituent un nouveau prolétariat. Ils souffrent de leurs pouvoirs, sont mal payés, rejetés par une partie de la population, et obéissent à une hiérarchie violente et implacable, voire mafieuse, dirigée par des dieux aux desseins obscurs. Ils sont de plus sous surveillance policière permanente qui les considère comme complices de criminels. Leur vie ne fait pas rêver et le ton général du roman est très sombre. Tout cela donne un caractère déroutant au roman et une ambiance de fin du monde, d’apocalypse lente et terne, aidé par une narration froide dénuée de toute poésie. Ce qui n’empêche pas le texte de se lire d’une traite, en laissant un goût étrange et un sentiment ambivalent : l’impression d’avoir lu un récit aussi original qu’oppressant.