Qui irait chercher un roman de SF dans la « Collection Pierre Nord » ? Et pourtant l'ouvrage de Pat Frank est supérieur au « Dernier rivage », qui fit tant de bruit. Du moins tel est l'avis de Pierre Nord, et c'est aussi le nôtre. « Le dernier rivage » est le type même du livre surfait, de la pseudo-apocalypse. À notre connaissance, personne n'a relevé combien cette extermination totale de l'humanité est purement arbitraire, voulue par l'auteur, pour les besoins de sa thèse. Ce qui frappe le plus dans cet ouvrage, c'est l'apathie, pour ne pas dire la veulerie, des survivants. Ils disposent d'un délai de neuf à dix mois, c'est-à-dire plus que suffisant, avec les moyens de la technique moderne, pour assurer la survie d'un petit groupe d'hommes. Dans un pays de puits artésiens le problème est facile. Les études sur les futures bases lunaire et martienne sont assez poussées pour qu'il soit possible d'en édifier les équivalents sur Terre, mais rien n'est fait. Les Australiens acceptent avec fatalisme l'extinction de la vie à la surface de la Terre, tout comme s'il était juste et nécessaire que l'humanité fût gommée de la surface du monde.
Chez Pat Frank, cette démission n'existe pas. La guerre atomique s'est déchaînée, du fait d'un jeune aviateur yankee outrepassant les ordres reçus. U.S.A. et U.R.S.S. sont tous deux dévastés, morcelés, privés de gouvernements ; seules de petites zones, souvent cernées de déserts radioactifs, subsistent. Et l'auteur décrit la vie d'une de ces petites communautés, privée de courant, de ressources, devant se tirer d'affaire par ses propres moyens, reconstruire une société viable.
Et c'est l'occasion pour l'auteur, sans jamais appuyer, de se livrer à une critique poussée de l'american way of life, du monde des gadgets. Pas de discours, les faits parlent par eux-mêmes. Les piliers de la société américaine, le banquier, le responsable de la défense civile, le politicien local, craquent les premiers, incapables de s'adapter à ce monde. Les nouveaux chefs seront le jeune homme qui fut toujours individualiste, la vieille bibliothécaire qui tint tête lorsqu'on voulut « épurer » sa bibliothèque et qui se refuse à traiter ses concitoyens en enfants mineurs, les fermiers noirs, les enfants qui fouillent les greniers, exhument les anciennes machines à coudre à pédale, tous les objets relégués jadis car demandant un effort manuel, et qui maintenant vont redonner la vie aux isolés.
Quant à la guerre elle-même, elle est ainsi jugée, dans le passage qui clôture le roman. Le monde est actuellement dirigé par les trois Grands, dont l'Inde et la Chine ; les États d'Amérique du Sud ont mis sur pied un plan d'aide aux États-Unis, ravitaillés en riz par le Siam et l'Indonésie. Finalement un personnage pose à l'agent de liaison la question que tous se posent depuis des mois :
« Qui a gagné la guerre ? » « Eh bien, il paraît que c'est nous… cela n'a d'ailleurs aucune importance…»
Jacques VAN HERP
Première parution : 1/8/1961 dans Fiction 93
Mise en ligne le : 24/1/2025