Peu d’amateurs de fantastique connaissent Maisons hantées de Camille Flammarion. Publié il y a plus de quarante ans, cet introuvable ouvrage rassemble des centaines d’observations et de récits de hantise. Récits toujours semblables, contés sans art, pareils à des procès-verbaux (ce qu’ils sont au fond), et se confondant dans une grisâtre bouillie d’où n’émerge aucun fait saillant, aucune anecdote nerveuse ou bien contée.
Et pourtant, ce qui, finalement, monta comme une buée de ce chaos, c’est la peur. Même le sceptique y est sensible. Après dix pages il rit, il devient sérieux après cent, et au bout de trois heures de lecture, voyant s’allonger les ombres du crépuscule, il passe un coup de fil afin de ne point rester seul. Et l’impression de réalité qui prend ainsi à la gorge naît du ressassement même de récits fastidieux, de l’entassement des relations verbeuses, encombrées de détails et de notations prosaïques et dépourvues de couleur. Pour tout dire, l’absence d’art, l’indifférence des narrateurs qui livrent les faits bruts, sans expliquer, sans conclure, tranches de réalité taillées comme au hasard, tout cela accentua l’impression de vérité, car nul n’aurait inventé de telles pauvretés.
Il en va tout autrement de l’œuvre romanesque. Un Feydeau somnole au cœur de tout auteur fantastique qui, pour entraîner notre adhésion, doit nous présenter l’envers d’une tapisserie dont le dessin apparaîtra In fine. Talent de l’auteur mis à part, un conte fantastique se monte comme un vaudeville ou une mécanique : ce détail anodin, insignifiant, jeté dans le récit, s’éclaire soudain à la seconde lecture et prend un sens redoutable. C’est que rien ne doit se révéler gratuit ou inutile ; parmi toutes les possibilités offertes, l’auteur fait un choix, alors que la vie ne choisit pas. L’exemple type en est Louis XVI : dans l’Histoire, son talent de serrurier ne lui est d’aucune utilité, alors que, personnage de roman, on l’aurait vu crocheter toutes les portes du Temple avec sa fourchette à dessert.
Cette différence entre la vraisemblance des faits et celle du récit imaginaire, nul ne l’a comprit mieux que Daniel de Foe. Et c’est pourquoi sa Mrs Veal, récit inventé de toutes pièces, encombré de ces détails oiseux « qu’on n’inventerait pas ». passa longtemps pour un fait authentique d’apparition.
Tout ceci pour dire que Warren Armstrong ne réussira pas à nous convaincre de la réalité des faits par lui rassemblés, et ce pour cause de talent. Car il sait narrer, sauter les temps morts du récit, écarter les redites, rassembler, élaguer, dégager l’essentiel et transformer un indigeste rapport en un récit nerveux.
J’ai pu comparer certains de ses récits avec les rapports originaux. Ce sont les mêmes faits, mais ce n’est plus la même chose ; l’histoire s’est hissée à la dignité du roman, mais dès lors nous n’y croyons plus, et le récit du témoin n’est plus qu’un artifice littéraire.
Ouvrons donc Les chevaux du diable comme une anthologie de contes fantastiques anglais, comme une promenade à travers les lieux hantés et les légendes de Grande-Bretagne et d’Écosse.
L’Angleterre est domaine béni pour l’au-delà. Les fantômes y ont leur annuaire, où 1160 d’entre eux sont recensés avec leurs particularités, lieux favoris et heures de présence. En mars 1953, Mrs Muriel Ward fit passer l’annonce suivante : « À vendre presbytère du XVe siècle en bon état, avec un grand choix de fantômes amicaux. » Le Ferry-Boat Inn, à Holywell, peut, une fois l’an, retarder l’heure sacro-sainte de la fermeture, le jour de l’apparition du spectre. Une autre auberge hantée devait être détruite ; son propriétaire, George Greetham, décida de reclasser le spectre et publia l’annonce : « On cherche un domicile pour un fantôme. C’est une jolie femme qui s’appelle Cynthia, elle a 200 ans. Le fantôme préférerait une auberge, Urgent, » Quant au général R. W. Helf, il poursuivit en justice un fantôme manquant totalement de « respectability »…
Ces faits et ce climat expliquent certainement l’attitude de l’auteur, ainsi que son flegme. Il n’avait pas à convaincre ses compatriotes de la vérité de ce qu’il rapporte. Aussi adopte-t-il un ton flegmatique pour passer en revue les demeures hantées de son pays, et il met en scène les fantômes royaux avec un discret humour. Ainsi Anne Boleyn est « le fantôme le plus turbulent », qui hante Hever Castle et Blinking Park dans un carrosse, où elle siège avec sa tête posée sur les genoux ; à la Tower elle circule portant sa tête entre bras et corps ; et à Saint Peter Church ad Vincula, elle apparaît avec sa tête sur ses épaules, suivie d’une longue procession de spectres en habits Tudor. Mais comment entamer le flegme de l’auteur alors que, bambin, il fut maintes fois bordé dans son lit par un spectre affectueux et adorant les enfants (p. 184/85) ?
Armstrong interrompt parfois ses narrations par des enquêtes folkloriques sur les crânes hurlants et les chiens fantômes, les spectres d’églises et les Poltergeists, ou les villes englouties dans les lacs. Et puis il recommence à nous narrer des histoires toutes différentes, fort simples souvent mais toujours belles et attachantes, et certaines se révélant poignantes. L’auteur étant marin, ce sont des récits maritimes, comme le S.O.S. que captent les postes à l’anniversaire d’un naufrage, ou celle des morts venus escorter leur navire.
Mais les plus belles histoires de hantise sont celles qui viennent de la mer, il en est d’extraordinaires, consignées dans les rapports d’Amirauté. Ainsi les archives de la marine impériale allemande renferment l’histoire de ce sous-marin qu’un spectre mena à la destruction, et celle du croiseur Königsberg qui croisa toute une nuit à travers une mer hallucinée. Aussi, les qualités et les dons de l’auteur font que nous espérons voir traduit son premier ouvrage, celui qu’il consacra aux fantômes de la mer.
Jacques VAN HERP
Première parution : 1/1/1968 dans Fiction 170
Mise en ligne le : 29/10/2023