[Critique commune aux livres suivants :
« Les fils de l’espace » par Maurice Limat, « Les derniers jours de Sol 3 » et « Les sept anneaux de Rhéa », par F. Richard-Bessière : Fleuve Noir, « Anticipation ».
« Batelier de la nuit » par Maurice Limat, « Le tambour d’angoisse » par B.R. Bruss : Fleuve Noir, « Angoisse ».]
N’en déplaise aux esprits chagrins, le Fleuve Noir a beaucoup fait pour la science-fiction. Sa collection « Anticipation », plus qu’aucune autre, a contribué à diffuser le goût de la SF, et même de la bonne SF, et actuellement, bien souvent, le niveau moyen des « Fleuve Noir » se rapproche des premiers « Rayon Fantastique ». N’oublions pas que les F.N. n’ambitionnent qu’à distraire et visent une clientèle jeune en se bornant à lui offrir de bons space-opéras. Dans ce domaine restreint, nous avons droit à de bonnes surprises : ainsi les deux derniers Richard-Bessières : « Les derniers jours de Sol 3 » et « Les sept anneaux de Rhéa », qui sont deux romans plus qu’honorables, inattendus, signal peut-être d’une mutation de l’auteur.
« Les derniers jours » est un roman sobre, aux personnages suffisamment dessinés pour attacher. Non seulement l’auteur abandonne ses plaisanteries ordinaires, mais tout, construction, dialogues, descriptions et réactions des personnages, s’est modifié. Rien dans le récit des folles inventions coutumières, mais simplement la chronique de quelques destins individuels. Sur un globe voué à la destruction, pouvant éclater d’un instant à l’autre, quelques abandonnés se cherchent, se trouvent, se déchirent encore sous l’aiguillon de vieilles rancœurs que rien ne peut juguler. Récit presque étouffant, sombrement pessimiste ; il n’est pas jusqu’à la faible note d’espoir de la dernière page qui ne prenne soudain une résonance fallacieuse. Conclusion ? 12/10 pour R.B., 5/10 dans l’absolu. Car, malgré tout, ceci reste assez sommaire : on ne ramène pas impunément à 184 pages un thème qui en demande un millier.
« Les sept anneaux » est bien plus un roman fantastique qu’une SF, et certains côtés, certaines descriptions, peuvent soutenir la comparaison avec les meilleurs ouvrages du genre. Comme le dit l’auteur, c’est « la lutte farouche, décisive, des puissances magiques montant à l’assaut du raisonnable ». L’affrontement des forces du bien et du mal, à travers ces mondes concentriques dont l’ensemble donne la Terre, le monde central étant celui de Lucifer. Ces mondes de misère ou d’horreur sont vigoureusement décrits, par des touches sûres et sans grandiloquence. Et pourtant le point de départ est plus ample encore, avec le savant voulant créer, non un surhomme, mais Dieu lui-même.
C’est toutefois dans la série « Angoisse » que l’écurie du F.N. peut donner sa pleine mesure. Souvent les récits de SF qu’elle produit déçoivent en raison de la grisaille des décors, dessinés à traits brouillés, des personnages stéréotypés et des dialogues mécaniques. Défauts dont certains sont dus au fait que les auteurs veulent écrire pour adolescents. Les récits fantastiques, au contraire, se déroulent le plus souvent dans le monde quotidien ; les descriptions y sont moins nécessaires, cédant le pas aux réactions des personnages. De plus « Angoisse » étant nettement destinée à des adultes, les personnages ont soudain plus d’épaisseur, de complexité, de vie. Il en va de même pour les dialogues, où l’imagination cède le pas au réalisme. Ainsi il y a un monde entre les héros des « Fils de l’espace » et ceux de « Batelier de la nuit ». Pourtant « Les fils de l’espace » est sans doute un des meilleurs romans de Limat, né de la juxtaposition de trois nouvelles :
« Les montres », « Les machines », « Les hommes ». Et la seconde d’entre elles n’est pas loin d’une réussite complète, avec ce monde artificiel, tout en faux-semblants, empli de l’ombre et de l’écho des choses mortes, piège où errent et s’affolent les astronautes. Mais si le décor est planté et vit, quels pauvres acteurs, plus creux encore que cet univers factice ! Alors que dans le récit fantastique l’auteur, libéré de cette sujétion, conte librement l’histoire de cette jeune fille un instant échappée aux griffes de la mort et qui, invinciblement, retourne se mettre entre ses mains.
« Le tambour d’angoisse » est aussi, avec « Terreur en plein soleil », un des meilleurs livres de B.R. Bruss. Un groupe d’archéologues, prisonniers dans une ville morte, assourdis par l’incessant roulement monotone d’invisibles tambours, glissent un à un dans la démence. Dans un suprême instant de lucidité, chaque victime dénonce les habitants indécelables de la ville. Tout ne serait peut-être que le rêve dément des deux survivants si un petit fait ne venait en prouver la réalité. Ici également, le décor quotidien de la Terre contraint l’auteur au réalisme et le force à centrer le dépaysement sur le comportement des esprits, ce qui, loin de le desservir, renforce au contraire le domaine de l’étrange et du fantastique.
Jacques VAN HERP
Première parution : 1/11/1962 dans Fiction 108
Mise en ligne le : 26/12/2024