Le Grand Feu est un beau livre et un livre intelligent. Certes, la simplicité voulue de sa construction et de son écriture peuvent, par endroits, agacer des lecteurs accoutumés à des plats plus relevés. Mais ce n'est ici ni pauvreté d'imagination ni faiblesse de style, bien au contraire. Car B. R. Bruss, dont le talent s'affirme de livre en livre et à qui il faudra bien consacrer un jour dans ces pages une étude, a renouvelé un thème extrêmement classique : celui de la reconstruction après la grande guerre atomique, après la fin du monde. Il l'a renouvelé sur le plan des idées et sur le plan humain. Comme dans la plupart de ses romans, il témoigne d'un optimisme serein plutôt que triomphant.
D'emblée, l'ouvrage démarre sur une merveilleuse idée. Des êtres logés dans des astéroïdes surveillent de très loin une planète. Pour se nourrir, ils ont besoin qu'une mystérieuse transformation intervienne sur cette planète, qui est verte, et qu'elle devienne orange puis rouge. Alors, ils pourront recueillir les fruits du cataclysme et manger à leur faim.
Cette planète, on l'a deviné, c'est la Terre, mais ces êtres, loin d'appartenir à une race d'affreux vampires, comme on aurait pu s'y attendre de la part d'une autre plume, sont plutôt bons, plutôt sages. Ils vivent du « mûrissement » des mondes, lisez des produits de la guerre thermonucléaire qui s'abat sur les planètes ayant atteint un certain développement, mais ils ne prennent point de part au cataclysme. Ils le déplorent même quand ils rencontrent une ville détruite, il est dans leur nature d'en vivre, mais cette nature ne préjuge en rien de leur « méchanceté ». Ils appartiennent à un peuple qui fait volontiers profession d'isolement, mais ils n'hésitent pas à secourir les humains. Mieux, ils haïssent le meurtre et cette sagesse est aussi dans leur nature.
Mais voilà que ce « naturalisme », ce refus de la condamnation morale, bénéficie aux autres héros de B. R. Bruss ou plus précisément aux autres espèces qui se partagent la Terre depuis le Grand Feu. Certes, les uns sont sympathiques, comme les humains ; pitoyables, comme les Petits Mutants ; ou antipathiques parce que froids et destructeurs, comme les Grands Mutants ou les Fourmis et les Rats devenus géants et intelligents ; mais tous agissent selon leur nature. Ne survivront que ceux qui se révéleront capables de s'entendre avec autrui, car une alliance impitoyable se conclura contre les autres.
Le conflit, car il y a conflit sans quoi il ne serait plus de récit, ne résulte pas de l'affrontement de forces manichéennes, mais de différences de nature, de divergences d'intérêts. Les rata sont pillards, les fourmis entendent conquérir le monde, etc., mais ne font qu'obéir en agissant de la sorte à leurs instincts. Les Grands Mutants eux-mêmes, qui usent de leurs pouvoirs pour tuer, par simple goût du meurtre, sont les victimes du Grand Feu, des victimes dont le salut est impossible, mais des victimes tout de même. Il est jusqu'aux robots demeurés intacts dans les caves des villes qui obéissent à cette vision des choses : leur « révolte » n'est que l'effet d'une panne. Détraqués et dépourvus de maîtres, ils retrouvent toute leur efficacité au service de l'espèce humaine quand celle-ci use des techniques convenables et renoue avec son passé.
Je résume rapidement une intrigue vive et bien menée, destinée certes plutôt à des lecteurs adolescents, mais qui ne s'accorde aucune des concessions usuelles en pareil cas. Le dernier roman de B. R. Bruss peut supporter la comparaison avec les excellents romans qu'Isaac Asimov destina à la jeunesse sous le pseudonyme de Paul French.
On notera en passant avec amusement, sinon avec intérêt, que B. R. Bruss prête à ses Grands Mutants, non sans la raffiner et l'amplifier, la mentalité que l'on accorde, peut-être un peu hâtivement, aux bandes de blousons noirs comportement asocial, gangs pourvus de leaders plutôt que de chefs, goût de l'acte gratuit, incapacité à l'action structurée, emploi déréglé de la force, abandon à la spontanéité et aux instincts. L'intention est claire les étrangers sont déjà parmi nous, et si nous n'y prenons garde, nous n'aurons bientôt avec eux plus de langage commun.
Ces considérations philosophiques ne doivent pas faire oublier que Le Grand Feu est aussi un excellent roman d'aventures. Il reste à souhaiter à B. R. Bruss de manifester son réel talent dans un roman de science-fiction plus ambitieux, comme il fit au début de sa carrière en publiant Et la planète sauta… et Apparition des surhommes.
Gérard KLEIN
Première parution : 1/2/1965 dans Fiction 135
Mise en ligne le : 21/9/2023