Voilà un roman de hasard. Un roman, aussi, fabriqué comme on construit un pont métallique : pour qu'on puisse s'y promener dessus, et que ça tienne le coup.
Hasard ? Cousin et Benoît-Jeannin se rencontrent au cours d'une manifestation SF en juin 81. Le second propose au premier une collaboration. Benoît-Jeannin, passionné d'Histoire et marxisant, s'intéresse à cette période trouble et charnière où l'entre-deux-guerres s'engouffre dans les débuts du nazisme. Cousin y voit matière à atmosphère (c'est l'ère des derniers géants : dirigeables, paquebots), à création de personnages vivants ou pittoresque, ce en quoi il excelle. L'accord est noué. Il faut trouver un éditeur, comme un ingénieur fou chercherait un entrepreneur. Après plusieurs refus sur synopsis, Stock est intéressé. Ça démarre.
Le travail, mené en alternance chapitre par chapitre par les deux co-auteurs (les familiers des écrivains repéreront sans peine Cousin, qui a un peu gommé son délire poétique d'images et de métaphores, dans les passages érotiques et les descriptions lyriques de la mer, de l'acier, du vent et des flammes ; Benoît-Jeannin dans les labyrinthes dialectiques des SS et de la Gépéou), passe régulièrement par la lecture critique d'un directeur littéraire de chez Stock. On vise le best-seller. Il faut cibler large. Écrou par écrou, le roman est achevé en une bonne année. Il est lancé, comme le paquebot Ile-de-France où se déroule une grande partie de son action, et où a pris place Albert Einstein qui, en octobre 1933, fuit l'Allemagne nazie pour se rendre aux Etats-Unis...
On voit le décor. On en devine sans peine les détours et chausse-trappes : Einstein a les Nazis et les Soviétiques au cul, il est protégé par les Français et les Américains ; il y a des meurtres, des poursuites, des enlèvements. Tout le décor socio-politique 1933 est convoqué. L'Histoire est en marche, relayée par la politique-fiction. Avec un brin de folie fantastique : ce sous-marin allemand, presque fantôme, qui n'a cessé de guerroyer depuis 1918, ce Zeppelin frété exprès pour traverser l'océan, et le combat final des deux titans anachroniques, mer et air, feu et glace.
Quelques dangers pas toujours évités : bourrer le champ de « détails qui font vrai » (comme dans ces films trop décoratifs qui ont pour cadre le premier tiers du siècle), et éventer quelque peu le suspense à cause de sa thématique môme : on sait bien que l'Ile-de-France ne sera pas coulé, on sait bien qu'Einstein ne sera pas tué, ni même enlevé durablement par les Russes ou les Allemands (même si le coup de théâtre final... mais chut !). Qu'importe : c'est par son côté microcosmique qu'un tel ouvrage vaut, son action trépidante, ses entrées et sorties dans les coulisses des enfers totalitaires, ses apparitions-disparitions de personnages secondaires croqués sur le vif et bouffés sur le gril.
Le pont tient le coup. On s'y promène avec plaisir, on y court, même, tant est grande notre envie d'en voir l'autre extrémité. La réussite de ce travail tient entièrement dans la minutie de son exécution, limites et grandeur de l'artisanat littéraire — et pari tenu. Best-seller, alors ? Espérons-le pour les deux auteurs...
Jean-Pierre ANDREVON (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/7/1983 dans Fiction 342
Mise en ligne le : 5/3/2006