Bradfer et l'Éternel, le dernier roman de Roger Blondel qui nous avait donné, l'année passée, L'archange , est l'un des livres les plus surprenants, les plus neufs, les plus fantastiques et les plus réjouissants qu'il m'ait été donné de lire ces dernières années. Rien de commun avec L'archange, qui était un ouvrage estimable, sérieux au point d'être quelquefois pesant. Bradfer et l'Éternel est une fête, un rebondissement perpétuel, un enchantement pour l'amateur de fantastique, d'idées, de style et de recherche.
Peu importe le thème ou l'histoire du livre. D'ailleurs, il n'en a pas. Il n'a pas même de personnage. Bradfer est un prête-nom. Derrière lui, l'auteur invente à l'aise. Et c'est pourquoi l'ouvrage se meut avec une rare liberté dans les univers du fantastique. Une phrase contredit la précédente, un mot rebondit sur l'autre et, ce faisant, s'altère, les paragraphes se télescopent et se kaléidoscopent. Le monde de l'auteur devient fantastique parce qu'il est imprévisible. Et la qualité suprême de l'écrivain, c'est de faire oublier qu'il tire les ficelles et, mieux encore, de l'oublier lui-même.
Cette remarquable tentative n'est pas tout à fais sans prédécesseurs, ni sans tradition. Ce n'est nullement diminuer Blondel que de dire qu'il y a du Boris Vian dans sa façon de jouer avec les mots, que sa cosmologie fantastique n'est pas sans évoquer l'Obaldia du Tamerlan des cœurs dans le désordre savant où elle jette l'anecdote universelle, que ce monde élastique, spasmodique, tressautant, est, sous une forme plus policée – d'aucuns diront trop – l'univers comique et impitoyable que dépeignait Jacques Sternberg dans L'employé et dans Un jour ouvrable. Et il y a enfin, dans cette fausse et tranquille assurance avec laquelle Bradfer se nie, se contredit, invente des histoires pour poursuivre la sienne propre et joue à cache-cache dans le dédale du langage, quelque chose du Samuel Beckett de Molloy qui reprend aussitôt chaque chose dite, tente de l'effacer, conclut à la nullité, mais ne s'arrête pas pour autant de conter.
Tous ces écrivains, et Blondel avec eux, ont fait justice, à propos du roman, d'un certain nombre de mythes : ceux de l'histoire et ceux du héros, du personnage, de la description léchée, du dépaysement géographique. Ils bafouent, du moins au niveau de l'anecdote, l'unité et la continuité. Mais l'arbitraire qu'ils semblent introduire n'est ni celui du rêve ni celui du fantastique. Car ils disent quelque chose et le disent d'une certaine manière. Ce sont tous des virtuoses. Ils inventent, non pas une fois et péniblement, mais avec une sorte d'allégresse et tout le temps. On recommande encore volontiers aux Jjunes écrivains le soin maniaque avec lequel un Balzac ou un Zola relevaient les détails de la vie pour les utiliser plus tard, sans songer à tour prescrire plutôt de noter les idées folles qui leur passent par la tête et de voir ce qu'ordonnées elles donneraient.
Ils ont tous un style, et Blondel a le sien qui serait d'une habileté excessive s'il ne restait toujours en deçà de tous ses effets, signe certain d'une grande maîtrise. Certes, on en perçoit, à l'issue du livre, les trucs, les ficelles, les tics. Est-ce que le livre est trop long ? Non, c'est que précisément Blondel a voulu montrer les tics, les trucs et les ficelles de tout créateur et d'abord de la Création avec une majuscule. Car il dit quelque chose. Son anti – ou plutôt son faux, héros s'oppose avec persévérance au désordre sempiternel d'un univers dont il refuse le quotidien. Et ces réapparitions insidieuses de comparses identiques sous des défroques variées, comme celles de l'homme aux gros yeux et eu pied bot, sont le signe de la dérisoire incapacité du monde et du créateur à se renouveler autrement qu'en ce répétant. Bradfer, à la fin, découvre que l'Éternel lui ressemble. Et cette découverte lui enseigne la patience.
Le côté le plus surprenant de cette œuvre paradoxale, c'est qu'elle applique ce ton, cette intention moderne, à un univers résolument désuet. J'avais l'impression, en lisant Bradfer de découvrir un roman génial de la génération d'avant-guerre. L'oisiveté où se meut Bradfer est celle de l'entre-deux guerres, telle qu'elle ne fut jamais que dans les livres ou dans les mémoires. Son aventure est celle des paquebots transatlantiques plutôt que celle des fusées. Mais il n'y a ici nulle place pour le regret, la nostalgie, l'amertume. De toute cette année. Je n'ai lu aucun livre qui fasse preuve d'autant de Juvénilité. Un homme exprime sa vie dans ce qu'il écrit : lorsqu'il la maîtrise assez, le passé lui sert d'aile plutôt que de boulet. Et je songeai, en refermant ce merveilleux livre, au rêve de Michel Carrouges dans ses Grands-pères prodiges : joindre l'expérience du vieil homme à l'enthousiasme, l'imagination, la générosité du Jeune homme. Roger Blondel, par quelque miracle qu'il est seul à connaître, y est parvenu.
Gérard KLEIN
Première parution : 1/3/1965 dans Fiction 136
Mise en ligne le : 21/9/2023