C'est la version « essai » du roman Le Successeur de pierre, paru en 1999 chez Denoël et réédité début 2001 chez Pocket. On y retrouve l'idée maîtresse, l'inefficacité de la vie organique comme support de la pensée et sa transmigration inéluctable vers autre chose, l'inorganique, l'électronique. Idée épicée par un parallèle entre la sélection darwinienne et des phénomènes de modifications et de tri que l'on croit voir s'esquisser côté programmes, même si l'on subodore ici un tour de passe-passe sémantique. Idée croisée par ailleurs avec celle des fragments de discours comme êtres vivants se reproduisant, mutant, luttant. Ainsi qu'avec, tout à fait dans l'air du temps, une critique des « élites » conformistes, les « imbus » de la mondialisation. Idée, enfin, relevée par des références à Simone Weil, Leroi-Gourhan, Teilhard, Dawkins, Turing, Bourdieu, Hayek efficacement critiqué, Trinh Xuan Thuan dont on a envie d'aller voir de plus près les descriptions de la fin de notre système solaire, plus quelques autres. Et Nietzsche, dont les ricanements et l'antihumanisme radical semblent omniprésents.
À vrai dire, ça a tous les charmes d'une prédication apocalyptique mêlant l'imprécation d'actualité et la vision portant sur des millions d'années, et bénéficiant d'une redoutable efficacité, d'une non moins redoutable roublardise, d'un ton passant sans rupture de la note érudite au parallèle aussi trivial que réjouissant, à un clin d'œil aux Guignols de l'info, ou à une hilarante présentation de telle psychose organisée autour du « bug de l'an 2000 ». On en oublie les coups de force logiques, et surtout l'éloge implicite du « bon vieux temps », les scrogneugneuries feignant de croire que l'exploitation date d'Internet, ou les effets faciles sur l'inutilité (donc la condamnation) de qui ne produit ni aliments ni objets manufacturés, effets qui renvoient en gros au discours des physiocrates, à l'aube de l'industrialisation. On en oublie aussi que si bien des start-ups en faillite vendaient du vent, la disparition de Levassor ou de Bugatti n'a pas vraiment entraîné la fin de l'automobile, quoi que prêchent aujourd'hui ceux qui rêvaient hier de profits automatiques et infinis.
Mais si les failles se voient, si c'est au total peut-être moins convaincant que la même chose mise en roman, si on perçoit mieux les glissements, on a tout de même un concentré d'idées dérangeantes, relevant de la science-fiction, et titillant agréablement les neurones. Ce n'est pas un mince bilan, et le volume mérite un peu plus que le détour.
Éric VIAL (lui écrire)
Première parution : 1/9/2001 dans Galaxies 22
Mise en ligne le : 15/10/2002