Il y a au moins trois bonnes raisons de lire le livre de Saint-Gelais (et son titre n'en fait pas partie). La première, c'est que c'est un ouvrage théorique, universitaire sur la science-fiction, bien écrit et bien renseigné : la combinaison de ces quatre qualités est trop rare pour ne pas la mentionner. L'auteur, bien d'accord, vous donne la seconde raison : « Ceci
n'est pas un ouvrage sur la science-fiction. » Il précise : « si l'on entend par là une nouvelle proposition sur la nature du genre » Et il tient ses promesses : aucune définition définitive assenée du haut de sa culture (pourtant immense !), définition qui aurait probablement rencontré un million de désaccords et aurait relancé stérilement ce vieux débat : « Qu'est-ce que la science-fiction ? » Au lieu de cela, Saint-Gelais a décidé d'interroger, de déconstruire, de « dépolir », comme il le dit joliment, quelques évidences qui ne le restent pas longtemps sous son regard : par exemple, la SF, c'est bien connu, est une littérature d'anticipation (mais alors comment se fait-il que ses histoires soient racontées au passé ?) ; l'uchronie, tout le monde le sait, est le récit d'une histoire parallèle (et la nôtre, alors, c'est l'uchronie de quelle histoire ?) — et ainsi de suite. On l'aura peut-être senti à ces exemples : inutile de demander à Saint-Gelais des explications sur les extraterrestres ou la vie en l'an 5430, bref sur les thèmes de la SF. C'est la caractéristique principale de ce livre, rédigé par un professeur québécois sémiologue de formation : il s'intéresse à la théorie des discours, à leurs paradoxes, et aux paradoxes particuliers de ces discours bien particuliers — les discours qui ont des relations problématiques avec l'idée de monde (on comprend le choix de la SF !). Une phrase typique de ce livre : « Les choses sont un peu plus compliquées. » Et le talent bien réel de Saint-Gelais, qui s'exprime dans une langue à la fois rigoureuse et agréable, conceptuelle sans compromis mais bourrée d'exemples, c'est de nous donner envie d'encore plus de complications, d'encore plus de paradoxes, comme des pépites au cœur de nos lectures préférées.
Aucun risque de se perdre dans ce labyrinthe des petits pièges narratifs tendus par la SF à son lecteur : Saint-Gelais nous rattrape quand il faut, grâce à un plan aussi simple que les analyses sont fouillées. Quatre motifs représentatifs sont analysés tour à tour dans une première partie (l'anticipation, l'uchronie, la vitesse, les énigmes), ce qui donne la matière des synthèses de la seconde partie, centrée sur les problèmes du discours narratif de SF (« Rudiments de lecture science-fictionnelle » devrait être mis au programme de toutes les classes littéraires). Ces synthèses sont rapidement creusées par de nouveaux distinguos, sur les notions de genre, d'altérité, de réalisme, etc. La troisième partie, peut-être la plus technique, lance le lecteur sur les pistes de la post-modernité, en montrant comment les textes de SF réfléchissent leur propre fonctionnement, sont la seule réponse (souvent truquée) aux questions qu'ils posent, et le seul protocole aux paradoxes de lecture qu'ils engagent — ce en quoi ils se montrent résolument, et originalement, modernes.
Et la troisième raison ? Eh bien, si les subtilités du discours narratif science-fictionnel vous paraissent vraiment trop retorses, il reste ce que Saint-Gelais, d'emblée, met au cœur non seulement de son système conceptuel, mais aussi des expériences qu'il mène dans le labo de la SF : le lecteur, vous, moi, et lui, évidemment, racontant avec gourmandise telle nouvelle d'
Aldiss dont le paradoxe temporel semble presque trop simple après qu'on a décortiqué son paradoxe narratif (
Man in His Time), ou telle ruse de
Gibson, qui ne donne jamais tous les éléments permettant de construire l'univers cyberpunk de
Neuromancien. Habilement dosés, les exemples panachent les œuvres anglo-saxonnes, françaises, russes et québécoises — occasion de lire ces textes encore peu connus, et de relire les autres, avec un regain d'excitation.