J'ai perdu au Bluff et je ne suis plus marié à personne. Tout ça parce que je n'ai pas encore réussi à sortir un trois. Mais j'en ferai un demain, et ils seront obligés de faire venir une femme de l'extérieur parce que j'ai déjà eu toutes celles du groupe. Cette femme-là, je suis sûr que ce sera la bonne : nous aurons un enfant et nous raflerons la mise. Je retrouverai toutes les villes que j'ai perdues en un siècle. Il faut bien que la chance tourne un peu de temps en temps, non ? Nous n'allons pas rester tous immortels et stériles ? D'ailleurs, les Vugs ne l'admettraient pas. Ils sont gentils, comprenez-vous ? Ils nous ont même appris à jouer.
L'héritage fondé sur le hasard, c'est leur idée : moi qui n'avais rien, je suis devenu Possédant grâce à eux, et je me défends. Mais leur grand souci, c'est d'interdire le Jeu aux gens qui ont un pouvoir : comment bluffer un télépathe ou un prescient ? Le problème, c'est que je vois des Vugs partout. Peut-être que je deviens fou. Ou alors, j'ai un pouvoir. J'espère bien que non : ce serait un motif d'exclusion... au moment même où je vois venir la partie suprême, celle où l'enjeu, carrément, ce sera la Terre.
Philip K. Dick (1928-1982) nous donne ici son grand roman sur le jeu. Et aussi un polar du futur bien saignant à la manière de Blade Runner. Et surtout un maître livre où le lecteur affronte... Voyons, comment disait-on ? Jadis, le néant ; plus tard, l’absurde ; mais aujourd’hui, bien sûr, cela s’appelle l’horreur.
Un Dick inédit en français. Ecrit après Loterie solaire et Le maître du haut château et avant Le dieu venu du Centaure, Les clans de la Lune Alphane, Simulacres et Ubik, cet ouvrage — mal traduit, hélas — n'est pas un impérissable chef-d'œuvre. Mais il permet de saisir une étape de la maturation d'un écrivain et pose un jalon dans sa conception du monde. Dick, on ne le sait que trop (on ne voit même plus que ça, ce qui est injuste. On n'arrive plus à l'oublier en le lisant, car on le sait par avance, c'est un lieu commun de la critique et comme tous les lieux communs, il se transforme en œillère, empêchant un plaisir naïf) Dick donc est obsédé par la Réalité. Ce ne lui est pas propre. Toutes les religions, toutes les philosophies se sont confrontées à cet impensable. Dans notre domaine, c'est aux hypothèses « solaristiques »de Lem que l'on s'est arrêté. Dans les domaines mystiques, la solution c'est Dieu, à la fois ultime réalité et au-delà en deçà de ce que nous nommons le réel : on reconnaît au passage les idées de Platon et on salue les stalactites de sa Caverne. Les matérialistes, après Feurbach, ont harponné le miroir de l'idéologie. Pour les poètes, le seul animal réel est le Snark, cher à Lewis Caroll — ou encore la Licorne, à cause des Demoiselles. On en était là quand, sous l'influence de la démocratisation chimique, de nouvelles drogues « mystiques » sont nées, amenant le LSD à parité avec le Zen : dans les deux cas, vision, véritable « porte de la perception ». Comme le disait Huxley : Dieu est dans le pied de la chaise. Réhabilitation de l'extase, du contact. Le renouveau du mysticisme, appuyé à la fois sur les nouvelles drogues occidentales et sur la connaissance des traditions orientales a créé une « nouvelle culture » qui a déjà ses traditions (Beat Génération) ses idoles (Burroughs). Une vie autre, une littérature différente : une « nouvelle réalité ». En SF, Dick a été l'un des premiers à thématiser ce nouvel univers, aux rapports a-logiques, a-causaux, a-chronologiques et a-spatiaux : les principes de la contradiction n'y jouent pas : ce qui lie des événements, c'est leur nécessité interne qui est de l'ordre du désir. Mais le désir des autres vous asservit, on rentre dans le monde de la manipulation, du simulacre : le désir de l'autre s'impose et vous ronge, vous détruit. Voir Substance mort. Se mêlent là-dedans des intuitions sur le rôle de l'Etat, des Multinationales, etc. Dans ce roman, Dick n'explore pas toutes les possibilités que sa nouvelle donne. Il ne retient que la nécessité du Jeu, (comme dans Loterie Solaire, mais il s'agit ici d'autre chose que d'une fable politique) et le désir du Pouvoir (mais ce n'est pas encore exacerbé comme dans le Dieu venu du Centaure). Certes, on commence à ne plus savoir qui est qui, la stabilité du monde se laisse entamer : on ne sait pas si ce qu'on voit sur une carte est bien ce qui y figure, mais les grandes plongées du délire sont encore à venir. Reste une sorte de thriller, bien mené mais assez touffu (traducteur ?), qui se lit vite et laisse percevoir un trouble mal défini. Parfait pour entraîner un néophyte vers les plages ahurissantes du Dick futur, agréable et frémissant d'un vertige encore contenu. La couverture de Chris Foss est bien belle.
P.S. Pour ceux qu'une filiation Van Vogt — Dick fascine : ici la carte n'est pas le Territoire. Elle est une autre carte, il n'y a pas de Territoire. Seul subsiste le réseau interpersonnel du Jeu, ou subjectif du fantasme.