Tyranaël, dont seuls les deux premiers tomes sont parus à ce jour, est un livre-univers
1, c'est-à-dire un roman d'une ampleur et d'une richesse telles qu'il échappe en partie aux critères ordinaires de la critique. Évacuons le problème tout de suite : je le considère comme un chef-d'œuvre, l'archétype de ce que devrait viser et atteindre la SF. Ce qui suit a pour but de vous expliquer pourquoi.
Trop brièvement résumé, l'histoire est celle de la découverte et de la colonisation d'une planète abandonnée — Virginia pour les humains, Tyranaël pour les habitants précédents qui ont choisi de s'en aller avant l'arrivée des vaisseaux terrestres.
La colonisation est rendue délicate à cause de « la Mer », un phénomène inexplicable qui surgit subitement pour recouvrir les trois quarts de la planète durant la moitié de son Année, qui équivaut à quatre années terrestres. La Mer — qui se présente comme une brume épaisse sur laquelle il est possible de naviguer — dissout la matière organique vivante et empêche l'électricité de fonctionner en dessous de deux mille mètres d'altitude.
Tout ceci n'est qu'un point de départ. Au commencement du cycle, Tyranaël est un immense mystère, ou plutôt une collection de mystères interconnectés dont on devine qu'ils ne forment que la couche superficielle masquant une révélation plus profonde. Ceux qui vivent sur Tyranaël au contact de la Mer en sortiront transformés. L'ensemble de ces métamorphoses constitue un des sujets majeurs du livre.
Afin de résoudre ces mystères, ou du moins de tenter de les appréhender, l'auteur a multiplié les points de vues et les angles de narration, à la fois dans l'espace et dans le temps. La première narratrice, Eïlai, appartient à la race humanoïde qui occupait Tyranaël avant l'arrivée des Terriens. C'est une Rêveuse, c'est-à-dire quelqu'un qui reçoit des visions d'un futur possible. Toute petite, elle a vu ainsi les Étrangers arriver sur sa planète et détruire son peuple, qui a décidé en conséquence de déménager. Puis la narration bascule du côté des Terriens avant de revenir à Eïlai avec un balancement subtil entre les différentes races qui se sont succédées sur Tyranaël, le Rêve de l'une étant la réalité de l'autre...
La structure éclatée de la narration, en particulier dans le tome un, rend parfois la lecture un peu ardue mais elle contribue, paradoxalement, à rendre plus accessible la complexité du monde. Tout le livre se base sur un substrat scientifique soigneusement travaillé — avec de fréquents recours à l'archéologie, l'ethnologie, l'exobiologie, la gestion des écosystèmes pour donner des angles narratifs variés — mais l'ensemble n'est jamais pesant
2 malgré la quantité ahurissante d'informations que le lecteur absorbe au fil des pages.
Tyranaël est à la fois un roman de quête — au sens découverte et recherche de sens — et un roman de la métamorphose. Tout au long du livre, les découvertes sont vécues à travers les transformations qu'elles induisent chez ceux qui les vivent — et par extension chez le lecteur. On le sait depuis longtemps, les gens qui habitent les histoires de Vonarburg sont un peu plus que de simples personnages. Ici, ils sont chez eux ; ce sont eux qui nous accueillent, nous guident, et qui parfois choisissent de nous perdre.
Le style, ici, est dangereux comme une eau trop calme. L'auteur renverse avec délicatesse un grand nombre d'idées reçues, elle prend régulièrement le lecteur à contre-pied sans avoir l'air d'y toucher, elle reconstruit de l'intérieur des sociétés nouvelles en remettant chaque règle en question. On ne ressort pas nécessairement intact de ce livre, et c'est tant mieux.
Élisabeth Vonarburg a mis trente ans à accoucher de Tyranaël. Le résultat est un travail de démiurge impeccablement maîtrisé, un monde recréé à l'échelle 1 avec tous ses détails, en particulier sensuels. Depuis ses premiers textes, on la savait fascinée par les mystères de l'altérité. Dans Tyranaël, qui est son œuvre la plus aboutie, on a le sentiment d'approcher de si près l'étrangeté de l'Autre que cela provoque un merveilleux, et trop rare, vertige !
Notes :
1. Pour la définition des livres-univers, je renvoie le lecteur au très intéressant article de Laurent Genefort paru dans Bifrost n°4 sous le titre « Cosmologie de l'avenir ».
2. À la différence de nombreux passages un peu arides et répétitifs de la trilogie de Mars de Kim Stanley Robinson...
Jean-Claude DUNYACH (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/3/1997 dans Galaxies 4
Mise en ligne le : 3/12/2001