L... COMME LOUFOQUE ! E... COMME EXPLOSIF ? M... COMME MAGISTRAL ! ! !
Un livre en forme de mécanique ding ding dingue. 200 pages de déglingue.
Et ça commence par :
SAUVONS LE COSMOS (lettre ouverte de Ijon Tichy) : une plaidoirie écologique à tiroirs : double-sens, clins d'œil, satire, rigolade, mise en garde.
Autrement dit, ne poussez pas votre vieux l.e.m. dans les astéroïdes. Egratigner Eros, postériser Cérès, éplucher Junon, est-ce que c'est un amusement de bon Terrien civilisé ? Construire un anneau à Sirius, d'accord, mais prière de laisser les cartouches de bière et les flacons de whisky à l'intérieur des astronefs. Quant à faire la nique aux étoiles, est-ce que ça comporte de cracher dans le vide pour voir comment ça gèle ? Sans parler des mauvaises habitudes que prennent la faune et la flore aux prises avec ces manières indésirables : voyez les guettards gloutomanes copiant sur les édicules, le crapoteau vindicateur à l'affût du touriste escaladeur, et la putre-hydre hidorante, la baistouffe gardavouse, le bafouin craquemufle...
Il faut que ça cesse !
Etourdissant, tendre, moqueur, jovial, ce bon Stanislas que je ne reconnaissais plus depuis Solaris (n'ayant pas lu ses précédentes productions en Dimensions SF) m'a donc, d'entrée, coupé le souffle. Un style qui sautille, bouillonne, éclate, des idées qui fourmillent, se décomposent, s'éparpillent pour se recentrer sur une critique en forme de canular, voilà bien la manière d'un écrivain qui a parfaitement maîtrisé son langage et sa pensée. Introduction peut-être, mise en condition sûrement, et avec la patte d'un maître qui sait déjà que son lecteur ne le lâchera plus avant la dernière page.
Ce préambule nécessaire une fois élaboré. II s'agit donc maintenant de pénétrer dans les méandreuses aventures de Ijon Tichy sous forme de « mémoires ». La route se révélant aussi tortueuse que glissante, le lecteur est prié d'attacher sa ceinture. Nous commencerons par la rencontre avec :
LE PROFESSEUR CORCORAN : ermite s'il en fut, inventeur comme il n'en est (comme il n'en naît = au choix) plus depuis ce bon vieux Frankenstein. En principe, je pourrais vous expliquer ses intentions et réalisations. Je ne suis pas un cybernéticien — pas plus que Lem — mais l'auteur est suffisamment explicite : une douzaine de boites qui contiennent des super-cerveaux électroniques, un destinographe de trois mètres de diamètre, le tout relié par les fils et connexions qui s'imposant. L'espace qui sépare la cybernétique de la métaphysique étant égal à la racine cubique du carré de la distance de la cirrhose du foie, il est préférable de faire étape à Juliénas plutôt que de jouer aux univers gigognes. On peut évidemment tenter de concilier les deux en écoutant Kraftwerk ou Magma. Je conseillerai plutôt d'aller trouver :
LE PROFESSEUR DECANTOR : autre génie, cela va de soi, qui nous ramène illico à la métaphysique par cette simple affirmation : « l'âme existe, je l'ai inventée ! ». Trouvaille subsidiaire : « elle est immortelle ». L'astuce de Lem consiste à voir les choses avec le regard capitaliste du bon Américain moyen. De là à mettre les deux pieds dans les affaires, il n'y a qu'un tout petit pas qu'Ijon Tichy ne franchira pas, même si la société « L'Immortelle » paraissait de prime abord un attrape-dollars idéal. En y réfléchissant un peu, le problème a été plutôt escamoté pour satisfaire à ce petit penchant athéïste que chaque Lem garde au fond de soi et qui retourne comme un gant l'interrogation du professeur précédent. Dans le doute, rendons donc visite à quelque autre savant, comme, par exemple :
LE PROFESSEUR ZAZUL : qui s'est fabriqué un double trop parfait dans un coin obscur de sa sombre demeure que Tichy découvre par hasard un soir d'orage : bruitages de rigueur. Question : LEQUEL se trouve à présent dans la piscine de formol ? A première vue, il semble que Lem ait enfin abandonné sa proie métaphysique. Erreur : après les mythes de la création, de l'immortalité, nous voici avec un Prométhée compliqué par Stevenson (sur fond sonore style Hammer). Ijon préfère s'enfuir. Et retrouver :
LE PROFESSEUR MOLTERIS : génial physicien coupable d'une machine à voyager dans le temps.
Interlude : il n'y aura pas plus de machine à voyager dans le temps que de beurre dans le placard (formule empruntée à Jacques Bergier = « Restez couvert » — T.F.1). Fredric Brown nous l'avait démontré d'une autre manière dans ses Fantômes et Farfafouilles (in Les Grandes Découvertes perdues) chez Denoël. En fait, ce n'était peut-être pas cette machine mais plutôt quelque splendide secret du genre : prenez ma vessie pour éclairer votre lanterne ! N'empêche que les déboires consécutifs des professeurs de Lem nous rappellent les amuse-gueule de Brown. De là à conclure que l'un et l'autre sont cousins germaniques, tout au plus peut-on admettre que la bonne filiation fait de nouveaux chefs-d'œuvre.
Donc le professeur en question s'inquiète de commercialiser son curieux instrument. De vie à trépas, il n'y a que l'écart d'un saut dans l'avenir. Façon cachée de retrouver l'inquiétude de l'au-delà par le biais de la technicité et du grand capital. Décidément, Stanislas Lem sait doser ses effets pour nous renvoyer devant la glace. Homme, société, cybernétique, Dieu, fric et...
MACHINES A LAVER : équation à rallonge dont voici un mince aperçu. Qu'est-ce que la concurrence ? Un jeu d'enchaînements aussi imprévisibles que l'esprit qui les conçoit. Supposez donc une machine à laver. Supposez une firme. Une autre firme. L'une dit :
— Et si en plus elles repassaient, cousaient, brodaient.
L'autre répond :
— Et si en plus elles ressemblaient à Mayne Jansfield.
Et si Ijon Tichy n'était plus entouré que de machines à laver ?
De la métaphysique aux histoires de fous, il ne reste rien qu'une cour à traverser pour entrer dans
LA CLINIQUE DU DOCTEUR VLIPERDIUS : où, sans en avoir l'air, les robots connaissent des écarts dont nous pourrions nous prévaloir de l'antériorité. Au fond, nous pédalons toujours dans la même semoule : quelque chose s'est détraqué dans la société et l'on ne sait plus très bien qui est qui ou quoi, quoi fait qui, coiffer quoi, la partie opposant l'homme à la machine se révélant complètement pipée. C'est peut-être à cause de cela que
LE DOCTEUR DIAGORAS : génial savant, vous l'avez deviné, se fait prendre à son propre piège ; quant au dernier des génies humains :
LE PROFESSEUR A. DONDA : svarnétique, toccata et fugue puisqu'il ne reste plus rien d'autre à faire.
Sinon refermer le livre lorsque la fin est arrivée (phrase à double sens, vous aviez compris) et s'interroger sur le fond du propos. De quoi rester rêveur. De quoi écrire un nouveau livre. Serions-nous un troupeau d'hommes ?... On n'en finît plus. D'interrogations en réponses interrogatives. Lem démontre néanmoins le peu de cas qu'il fait des valeurs scientifiques et quel avenir il pressent à la société de type américain puisque aussi bien les pays socialistes sont proprement occultés tout au long du récit.
Et puis il y a cette préoccupation dominante de l'au-delà, de l'âme ou de Dieu, même si jamais elle n'est explicitement évoquée. Lem s'inquiète de son univers, du plus large au plus restreint, qu'il soit subjectif ou intérieur à lui-même. Mais c'est aussi en décryptant ce qui l'entoure qu'on peut cerner l'identité de l'homme. Ici, le croquis est très certainement caricatural. Rire de ses défauts, c'est néanmoins les connaître. Le miroir déformant de Lem permet en tous cas l'hilarité sans cacher pour autant un constat sévère et pas tout à fait aussi outrancier qu'il serait confortable de le dire.
Un jeu est conçu pour distraire et amuser. Mais il y a le plus souvent un perdant. Avec ce livre, c'est notre société de consommation, mais certainement pas le lecteur, assuré de plusieurs heures d'angoisse désopilante. Lem, un auteur qui vole très au-dessus du lot.