Il n'est d'amateur de mystère qui, aujourd'hui, ne connaisse Jean Ray. Il était temps cependant de mettre à la portée de tous l'oeuvre de cet écrivain, un des plus prodigieux de son temps, créateur d'un univers bourré d'angoisse et de terreur.
Cet univers est restitué tout au long de ces vingt-cinq nouvelles, toutes unies par la même continuité dans l'insolite, la même intensité dans la peur. Nouvelles qui d'ailleurs pourraient être les chapitres d'un extraordinaire roman fantastique dont l'unique héros aux multiples visages serait Jean Ray lui-même.
Car celui-ci, en plus d'un étonnant créateur de mythes, est également un étonnant personnage. Il faut lire la préface à ce livre, écrite par Henri Vernes qui est un des rares amis de Jean Ray, pour se rendre compte que ce dernier n'est pas seulement l'inventeur d'un monde fabuleux, mais qu'il se trouve lui-même au centre de ce monde fabuleux.
1 - Henri VERNES, Jean Ray le démiurge, pages 5 à 11, préface 2 - La Ruelle ténébreuse, pages 12 à 57, nouvelle 3 - La Main de Goetz von Berlichingen, pages 58 à 73, nouvelle 4 - La Vérité sur l'oncle Thimotheus, pages 76 à 84, nouvelle 5 - Dieu, toi et moi…, pages 85 à 95, nouvelle 6 - L'Histoire du Wûlkh, pages 96 à 109, nouvelle 7 - Je cherche Mr. Pilgrim, pages 110 à 123, nouvelle 8 - Le Psautier de Mayence, pages 124 à 162, nouvelle 9 - Le Cimetière de Marlyweck, pages 163 à 176, nouvelle 10 - Quand le Christ marcha sur la mer, pages 177 à 185, nouvelle 11 - L'Assiette de Moustiers, pages 186 à 201, nouvelle 12 - J'ai tué Alfred Heavenrock !, pages 202 à 219, nouvelle 13 - Le Grand nocturne, pages 220 à 261, nouvelle 14 - L'Auberge des spectres, pages 262 à 270, nouvelle 15 - La Scolopendre, pages 271 à 277, nouvelle 16 - Merry-Go-Round (Merry-go-round, 1949), pages 278 à 289, nouvelle 17 - Le Miroir noir, pages 290 à 312, nouvelle 18 - La Princesse Tigre, pages 313 à 331, nouvelle 19 - Le Gardien du cimetière, pages 332 à 343, nouvelle 20 - Dents d'or (Gouden tanden, 1950), pages 344 à 363, nouvelle 21 - L'Homme qui osa, pages 364 à 374, nouvelle 22 - Le Dernier voyageur, pages 375 à 388, nouvelle 23 - La Nuit de Camberwell, pages 389 à 393, nouvelle 24 - Mr. Gless change de direction, pages 394 à 408, nouvelle 25 - Le Cousin Passeroux, pages 409 à 426, nouvelle 26 - Storchhaus ou La maison des cigognes, pages 427 à 445, nouvelle
Critiques
Qu'il ait fallu attendre si longtemps pour voir diffuser en France une anthologie des nouvelles de Jean Ray peut apparaître scandaleux. Et que ce soit une collection populaire belge qui finalement nous la présente ne parle pas en faveur du discernement des éditeurs français. Mais le résultat est là, et c'est lui qui compte : les amateurs français ont désormais à leur disposition, dans un fort volume de 450 pages, un large choix de récits du grand auteur belge, échelonné sur toute sa carrière. Cette anthologie, les lecteurs de « Fiction » seront les premiers à en mesurer l'importance, puisque nous fûmes les seuls, depuis des années, à publier Jean Ray, avec un succès constant dont notre courrier nous apporte régulièrement la preuve.
Les nouvelles composant ce volume sont issues principalement de quatre recueils : « La croisière des ombres », « Le Grand Nocturne», « Les cercles de l'épouvante » et « Le livre des fantômes ». Ce sont ces recueils, parus de 1932 à 1947, qui correspondent à la « grande période » de l'œuvre de Jean Ray. Ils ont fourni au total la matière de quinze histoires, sur les vingt-cinq que comporte l'anthologie. Deux autres ont été extraites d'un recueil plus ancien : « Les contes du whisky». Quant aux huit restantes, elles sont inédites en librairie et ont été publiées en revue au cours des dernières années.
À titre documentaire, voici l'ordre chronologique des histoires :
1925 – Le gardien du cimetière La nuit de Camberwell.
1932 – La ruelle ténébreuse Le Psautier de Mayence.
1942 – Quand le Christ marcha sur la mer Le Grand Nocturne La scolopendre.
1943 – La main de Goetz von Berlichingen L'histoire du Wûlkh Le cimetière de Marlyweck L'assiette de Moustiers L'auberge des spectres Le miroir noir L'homme qui osa Le dernier voyageur.
1947 – La vérité sur l'oncle Timotheus Le cousin Passeroux.
1950 sq. Dieu, toi et moi Je cherche Mr. Pilgrim J'ai tué Alfred Heavenrock Merry-go-round La princesse tigre Dents d'or Mr. Gless change de direction Storchhaus ou La maison des cigognes.
Comme on pourra le constater, plusieurs d'entre elles (neuf en tout) avaient déjà été reprises dans « Mystère-Magazine » ou « Fiction ». Il reste un nombre suffisamment imposant de textes inconnus en France pour justifier l'achat obligatoire du livre.
Dans un excellent article paru naguère dans « Fiction », Jacques Van Herp avait fait le point utilement sur l'œuvre de Jean Ray. La plupart des récits rassemblés ici peuvent servir d'illustration à cette étude, à laquelle tout lecteur de l'ouvrage devrait se reporter.
Les deux contes plus anciens, œuvres de jeunesse, ne sont pas d'indiscutables réussites : « Le gardien du cimetière » nous montre un Jean Ray macabre à bon compte, dans l'une de ses rares histoires de vampire, qu'il traite sans éviter les poncifs ; quant à « La nuit de Camberwell», ce n'est qu'une ébauche malhabile sur le thème de la présence invisible. En fait, le seul intérêt de ces deux textes est de nous offrir des brouillons d'œuvres ultérieures : le premier préfigure « Le cimetière de Marlyweck » et le second, « Le miroir noir ».
Sept ans plus tard, la maîtrise éclate avec « La ruelle ténébreuse » et « Le Psautier de Mayence », deux chefs-d'œuvre, devenus des classiques ; ce sont des symphonies multidimensionnelles, où s'enchevêtrent et se superposent, en un gigantesque écheveau, différents plans de l'espace-temps : celui où se situe notre monde et ceux qui renferment de monstrueux univers intercalaires.
Mêmes caractéristiques, dix ans après, dans « Le Grand Nocturne », qui constitue avec les deux précédents récits une fascinante trilogie. « Quand le Christ marcha sur la mer» et « La scolopendre » sont deux contes plus mineurs, traités en demi-teinte, avec une sobriété qui n'enlève rien aux qualités de Jean Ray.
Les histoires suivantes, de « La main de Goetz von Berlichingen » au «Cousin Passeroux», jouent toutes sur le clavier de l'épouvante concrète, avec une virtuosité parfois à peine un peu trop forcée. Il arrive à Jean Ray de frôler le point au-delà duquel on va trop loin, comme dans « Le cousin Passeroux » ou « Le cimetière de Marlyweck », aux effets assez grand-guignolesques. Mais on sait depuis « Malpertuis » que Jean Ray, c'est aussi une certaine démesure, et que cette démesure même n'est pas le moindre de ses charmes. Ce qui compte, d'ailleurs, c'est l'univers personnel, de A jusqu'à Z, qu'il sait créer dans chacune de ses évocations, univers qui n'emprunte strictement rien au magasin des accessoires fantastiques. Il n'y a pas de fantômes dans ce cycle de récits, pas de revenants ni de monstres en tous genres ; tout juste y rencontre-t-on la Mort personnalisée (« Le dernier voyageur », « La vérité sur l'oncle Timotheus »), mais dépourvue de son halo surnaturel au point d'acquérir une présence d'autant plus inquiétante. Le cadre des histoires, les héros qui y évoluent, sont strictement ancrés dans le quotidien, et les détails qui les caractérisent sont décrits avec une minutie de peintre flamand. Dans cet univers stable et géométrique, le fantastique est plutôt une sorte d'accident, une fêlure inexplicable ; mais ce fantastique lui-même se manifeste de façon palpable. Il n'y a pas plus prosaïque, en définitive, que le surnaturel de Jean Ray – ni plus rationaliste que l'attitude de ses personnages devant ce surnaturel. Le héros de Ray ne ressent pas la terreur maladive qui transforme en loques ceux de Lovecraft ; loin de reculer devant le fantastique, il le combat pied à pied, et même, poussé par la témérité et une sorte de curiosité avide, le défie dans ses retranchements.
Les histoires plus récentes, enfin, sont quelque peu inégales, et toutes ne relèvent pas du fantastique. On y rencontre des histoires criminelles qui sont des bijoux d'humour noir (« Je cherche Mr, Pilgrim ». « Dents d'or ». « Mr, Cless change de direction »). ainsi que de curieux contes démystificateurs, qui marquent le triomphe définitif des héros sur le surnaturel et où l'épouvante, à force d'être battue en brèche, finit par s'annuler d'elle-même (« Dieu, toi et moi », « Storchhaus »). Les autres textes (« J'ai tué Alfred Heavenrock ». « Merry-go-round », « Laprincesse Tigre ») sont assez anodins, et leur présence ne s'imposait peut-être pas dans cette anthologie.
Le choix des histoires a été fait par Henri Vernes, ami de Jean Ray, qui a également rédigé la préface. Il faut le féliciter du niveau remarquablement élevé de la sélection. Seule une critique secondaire pourrait lui être adressée. Jean Ray, conteur flamand, écrit un français qui n'est pas exempt de belgicismes et d'incorrections grammaticales. Ce n'est pas le diminuer que de dire que nous nous efforçons, en le publiant dans « Fiction », d'apporter à ses textes les quelques retouches qui nous semblent s'imposer. Ces retouches, Henri Vernes n'a pas toujours jugé utile de les faire. Seuls les puristes, sans doute, le regretteront. Mais pourquoi donner aux puristes l'occasion de s'émouvoir ?