« La fiction de Kay soulève en nous de puissantes résonances, elle procure bien des satisfactions et en interrompre la lecture est presque impossible. »
The Washington Post
Au nord, l'existence des hommes et des femmes n'a rien de facile. Survivre dans ces contrées aux paysages sauvages et au climat extrême représente un combat de tous les instants. C'est pourquoi, depuis des générations, les Erlings du Vinmark naviguent à bord de leurs vaisseaux-dragons et vont piller les terres des Cyngaëls et des Anglcyns, semant la mort sur leur passage.
Or, les temps changent... C'est du moins ce que constate Thorkell le Rouge, compagnon d'armes déchu du légendaire Siggur Volganson, lors d'un raid punitif contre la ferme de Brynn ap Hywll, le Cyngaël qui a tué « le Volgan ». Même constat pour Alun, le fils du prince Owyn de Cadir : impliqué par hasard dans le terrible affrontement, sa réalité bascule en une nuit après avoir découvert, coup sur coup, l'amour, la mort... et le peuple des fées !
Mais c'est Aëldred, roi des Anglcyns, qui possède la conscience la plus vive des changements qui menacent le nord tout entier, car lui seul comprend que la survie de son peuple dépend de celle des deux autres tant les fils de leur destin ont été tissés de façon inextricable...
« Cela n'en finit pas. Une histoire se termine — du moins pour certains — et d'autres histoires la croisent encore, ou la suivent, ou ne partagent rien avec elle qu'un moment dans le temps. »
Les terres cyngaëls et le royaume des Anglcyns sont régulièrement la proie du fléau du nord : les raiders erlings. Pourtant ces deux peuples, unis dans leur malheur, ne le sont pas face à ce danger commun. Chacun d'eux vit dans la méfiance de l'autre, préservant son particularisme. A l'ouest de la grande île, les Cyngaëls coulent des jours apparemment heureux à l'abri de leurs fermes, pillant les troupeaux de leurs voisins, se chamaillant fréquemment et chantant leur grande victoire passée contre Siggur le Volgan et ses vaisseaux-dragons. A l'est, après avoir arrêté l'invasion erlings qui menaça un temps son pouvoir, et imposé aux vaincus un tribut contre la paix et le droit de demeurer sur ses terres, le roi Aëldred poursuit la fortification de ses côtes et l'armement d'une flotte qui doit mettre son royaume définitivement à l'abri des raids. Pourtant, en Vinmark, l'esprit des sagas qui anime les téméraires raiders n'a pas déserté leur cœur. « Le bétail meurt, les parents meurent. Tous les hommes naissent pour mourir. Le feu brûlant du foyer devient cendres. La gloire, une fois gagnée, dure éternellement. » Et, lorsque la vengeance s'en mêle, la gloire a un prix encore plus amer...
A mille lieues de la fantasy puérile qui tire au kilomètre, Guy Gavriel Kay fait à nouveau entendre sa singularité. Après nous avoir baladé à différentes époques dans la partie sud de l'univers historique imaginaire qu'il a élaboré dans ses précédents romans Les Lions d'Al-Rassan (critique in Bifrost n°13, disponible chez J'ai Lu) et La Mosaïque de Sarance (en 2 tomes chez J'ai Lu), l'auteur porte cette fois son regard au nord de celui-ci, s'inspirant pour ce nouveau titre du haut Moyen âge anglo-saxon. Il ne faut en effet pas longtemps pour démasquer la véritable identité des Anglcyns (Anglo-saxons), des Cyngaëls (Celtes gallois) et des Erlings (Danois), ainsi que la période historique où prend racine le récit (le règne du roi anglais Alfred Le Grand au IXe siècle). Le lecteur fidèle à Guy Gavriel Kay (comme on le comprend !) retrouvera donc sans surprise ce qui fait la qualité et la cohérence de l'univers de l'auteur, et naturellement la tonalité très humaine de ses personnages. De même, une fois de plus, ce n'est pas le point de vue d'un ou de deux personnages qui le guide, mais une multitude. Le procédé déjà mis en pratique dans le second volet de La Mosaïque de Sarance prend ici davantage d'ampleur et permet de rendre compte de la vision de chacune des civilisations protagonistes, loin d'une quelconque ambition de créer un suspense artificiel en hachant le rythme. En conséquence, Le Dernier rayon du soleil est radicalement anti-manichéen. En effet, bien malin qui pourrait démonter la préférence de l'auteur envers l'une de ses trois civilisations, tant il les décrit avec respect et sans émettre de jugement même implicite. Le récit se déroule, sautant d'un peuple à un autre. Les événements, importants et moindres, s'enchaînent, les histoires personnelles se croisent et se côtoient au hasard du déroulement des actions. Les fils de l'intrigue se nouent, le drame s'amorce et le dénouement magnifique déjoue habilement les pièges d'un moralisme bas de plafond.
Le récit est aussi résolument anti-épique. L'amateur de combats ne trouvera sans doute pas son comptant d'hémoglobine dans les maigres affrontements du roman. Pas plus que sa ration de bravoure et de prouesses. Ce n'est manifestement pas le centre d'intérêt de Kay, qui s'attache davantage aux individus, à leur psychologie, aux interactions suscitées par les rencontres et au regard de ces sans-grade, définitivement hors du champ de l'Histoire et pourtant partie prenante de sa vérité.
Portion congrue enfin pour la magie, comme souvent. Tout au plus, Kay ponctue-t-il son texte d'un zeste de féerie et de divination, l'auteur accordant — et il ne s'en cache pas — plus d'importance au réenchantement de l'Histoire par la fantasy qu'aux enchantements pyrotechniques vite lassants.
Certes, d'aucuns reprocheront à Kay d'user et d'abuser du supplice de l'Aigle de sang — mode d'exécution impressionnant relaté dans de nombreux ouvrages de la littérature scandinave médiévale, mais dont beaucoup d'historiens mettent en doute la véracité — et l'on peut juger l'épilogue trop happy end — un défaut récurrent chez l'auteur. Reste que tout ceci est vite oublié au regard du plaisir que procure Le Dernier rayon du soleil, qui marque le grand retour par chez nous d'un des auteurs de fantasy les plus passionnants du moment.