Prenez une bonne dose d'uchronie (le roi d'Angleterre Jacques Ier se convertit au catholicisme en 1922 ; par la suite, les États-Unis deviennent un Empire marqué par la toute-puissance de la Sainte-Inquisition) ; rajoutez-y une généreuse louche de mythologie lovecraftienne (Cthulhu en tête, bien sûr), une pincée de fantasy (les dragons), un zeste d'aventures (pirates et indiens), et saupoudrez de héros fondateurs (Rip van Winkle, Jack O'Lantern) et vous aurez la recette du nouveau roman de Fabrice Colin. Vous craignez l'indigestion ? Eh bien, rassurez-vous, le talent de Colin est là pour faire prendre la sauce et faire de ce plat consistant un mets plus raffiné.
Il faut dire que Fabrice Colin ne s'est pas facilité la tâche : chacun de ces éléments aurait presque pu donner lieu à un livre à part entière ; l'auteur en a décidé autrement, qui nous propose un roman d'aventures mené tambour battant, mais qui n'en oublie pas pour autant de nous faire réfléchir sur de nombreux sujets à dimension humaine (l'amitié, le dévouement, la trahison, la noirceur...) ou politique (la notion de république, la rébellion). Et même si parfois Colin est sur le fil du « trop, c'est trop », il reste toujours du bon côté et ne sombre jamais dans le grand n'importe quoi. Après tout, ce roman est aussi un livre sur la naissance de l'Amérique, le pays du cinéma de dépaysement, celui qui nous en donne pour notre argent côté visions dantesques, aussi Colin raisonne-t-il de même ici, en privilégiant une écriture très cinématographique. Bref, six cent pages pages qui se lisent d'une traite, avec des personnages mémorables.
Reste que ce livre est publié dans une collection jeunesse, et que l'on peut être dubitatif sur la capacité des jeunes lecteurs à comprendre toute l'intrigue. Bien sûr, l'aspect roman d'aventures est suffisamment appuyé pour que la lecture les passionne sans aucun problème, mais lesquels sauront ce qu'est une uchronie ? Lesquels connaîtront Lovecraft et sa cosmogonie ? (sans parler des éventuels lecteurs choqués par les scènes violentes comme tortures ou pendaison...) Evidemment, on pourra rétorquer qu'il y a ainsi plusieurs niveaux de lecture, et que tous y trouveront leur compte, mais il faut néanmoins espérer que la partie uchronique, par exemple, ne soit pas cause de rejet du livre par les plus jeunes. Enfin, on peut aussi imaginer que sa publication dans une collection jeunesse privera La malédiction d'Old Haven d'une partie de son lectorat adulte potentiel.
Que ce détail ne vous empêche pas de vous jeter sur ce roman dense mais éminemment lisible, grand melting pot de thématiques américaines ; pour les lecteurs moins aguerris, nous leur suggérerons de ne pas hésiter à aller glaner quelques renseignements, qui auprès de leur entourage, qui sur le net, afin de profiter pleinement du dernier opus de cet écrivain décidemment imprévisible qu'est Fabrice Colin.
Bruno PARA (lui écrire)
Première parution : 3/9/2007 nooSFere