« A l'évidence, nous sommes à jamais enfermés dans ces prisons de l'espace-temps auxquelles nous ont condamnés les Grandes Guerres de la Dispersion. Nous avons perdu le tout, nous sommes redevenus des parties, des fragments, nos connaissances se sont volatilisés dans ces gouffres qui se tendent entre nous. » (p.7)
A la suite de guerres mystérieuses et quasi mythiques, l'humanité s'est divisée puis dispersée sur de multiples planètes... En raison des cycles évolutifs qu'elle connaît depuis toujours, les technologies ont ensuite été perdues, à commencer par celle du voyage spatial. Sur chaque planète, la situation est proche de celle que connaît le monde d'Orchéron.
Pourtant, quelques hommes ont appris à utiliser une force mystérieuse, la Chaldria, pour visiter chaque monde isolé : ce sont les « griots célestes », des conteurs, des troubadours qui, conservant la mémoire des faits anciens, lient la trame de l'humanité et maintiennent une cohésion entre les mondes. Si l'on s'appuie sur l'illustration de couverture signée par Gess, on peut imaginer ces hommes comme des conteurs africains, illuminant de leur sagesse les âges obscurs d'une humanité renaissante, mais il est aussi tentant d'établir un parallèle avec le messie de L'Evangile du serpent, dont le message est si proche de celui des griots : le Christ de l'Aubrac, et avant lui Jésus Christ, ne seraient-ils que des griots dont nous aurions oublié l'origine ?
Avec ce premier tome de Griots Célestes, Pierre Bordage jette les bases d'un gigantesque space opera où il explore à nouveau les thèmes qui lui sont chers. Dès le préambule, d'où est extraite la phrase sus-citée, la référence à ce « tout », cette « unité » perdue renvoie notamment aux aspirations profondes de la plupart des personnages bordagiens.
Deux conceptions s'opposent. D'un côté, les griots s'obstinent « à tisser la tapisserie humaine à travers les immensités cosmiques » (p.8), assumant leur mission de porteur de parole en surfant sur les flots intersidéraux. De l'autre, une sombre organisation complote pour précipiter le chaos total, qui passe par la disparition des griots ; cette organisation prend selon les mondes une forme et un nom qui varient, ici le Quetzalt, là l'Anguiz, ailleurs l'Anguil ou encore le Lenguize, autant de visages pour un serpent que l'on devine universel, un serpent aux plumes de sang qui est peut-être plus qu'un symbole.
Mais cette opposition n'est manichéenne qu'en apparence. De quel côté se situe le bien ? L'humanité a-t-elle vraiment besoin des griots ? Ne vaudrait-il pas mieux qu'elle fasse table rase du passé, que les anciennes histoires se déforment en légendes — on retrouve là encore un thème abordé dans Abzalon et sa suite — et que l'humanité au sortir du chaos puisse vraiment redémarrer sans avoir à se complaire dans le regret d'un glorieux passé disparu ?
Autre thème récurrent chez Bordage, celui du verbe, du mot qui évolue en fonction de l'espace et du temps, de la transmission orale du savoir, de la légende qui dissimule une réalité déformée et oubliée... C'est sans doute le thème central de ce roman, notamment à travers une réflexion sur la parole qui rapproche les hommes et qui paradoxalement les isole en eux-mêmes.
Ainsi, Qui-vient-du-bruit est un jeune humain élevé par de mystérieux animaux, les skadjes, qui ne produisent aucun son. Ils vivent dans le silence et ont développé d'autres moyens de communication. Le « bruit » d'où arrive Qui-vient-du-bruit n'est rien d'autre que l'activité humaine. La bruyante parole avec laquelle les griots « tissent la trame » est aussi ce qui distrait l'homme du « tout » auquel les skadjes ont accès.
C'est justement cet étrange garçon qui, malgré son apprentissage si original, est destiné à devenir l'un de ces fameux griots célestes. A la suite de son maître, il franchira les distances entre les étoiles, parcourra diverses planètes et vivra mille aventures...
La nouvelle épopée proposée par Pierre Bordage est impressionnante, aussi bien par son ampleur que par la complexité croissante avec laquelle l'auteur revisite chacun de ses thèmes favoris, les abordant sans cesse sous un autre angle, pour en tirer de nouvelles perspectives.
Roman coloré, chatoyant, touffu, aux ramifications multiples, Qui-vient-du-bruit demande une lecture soutenue : le nombre de planètes visitées, de personnages rencontrées et de récits entendus pourra étourdir l'amateur d'intrigues simples et linéaires. Mais Bordage confirme son talent de conteur hors pair, capable de tisser une toile dense et brillante à partir de fils apparemment disparates : l'exotisme et l'aventure sont au rendez-vous, au service de l'éternelle et toujours passionnante question de la place de l'homme dans l'univers.
À la suite des Guerres de la Dispersion, l'humanité éparpillée sur de nombreux mondes a perdu la technologie du vol spatial et a parfois considérablement régressé, jusqu'à ne plus conserver avec ses origines que de lointains rapports. Seuls liens entre les peuples, les griots célestes visitent, de loin en loin, les mondes colonisés, pour entretenir par leurs chants la mémoire collective et empêcher une coupure définitive du rameau originel. Ils se téléportent grâce à la Chaldria, une source d'énergie accessible à certains seulement.
Mais les griots sont de plus en plus contestés et victimes de la violence des peuples, manipulés par un ennemi puissant qui revêt sur tous les mondes à peu près la même forme : l'angail, l'anquizz, l'anguil, dont le symbole de serpent aux plumes de sang rappelle le Quetzalcoatl toltèque et aztèque. Quelle est son origine ?
Sur Jezomine, un enfant abandonné dans le désert et élevé par les skadjes, une race si furtive qu'on doute même de son existence, apprend à « écouter les formes », les différentes qualités de silence. Capturé comme un enfant sauvage, Qui-vient-du-bruit devient l'apprenti griot de Marmat Tchalé et assiste avec lui aux décourageants spectacles de décadence et de violence induits par l'anguil.
Le lecteur qui voyage de monde en monde relève vite les points communs à ces sociétés, malgré leur profusion et leurs différences très marquées. Ces similitudes permettent de présumer que l'intrigue se déplacera dans le prochain volume vers un plan supérieur, métaphysique, où le Bien et le Mal s'affrontent de toute éternité.
La variété des situations donne également une idée de la fragilité de l'espèce humaine, prête à retomber dans ses ornières à la première occasion, ce dont ne saurait se plaindre Bordage qui pourrait appliquer cette citation à son métier d'auteur : « Je me suis souvent demandé où les griots puisaient leur imagination. Je crois le savoir maintenant : dans cette masse fantastique de données qu'on appelle la bêtise humaine ! »
Ce qui n'empêche pas ce space opera d'être d'une richesse et d'une générosité exemplaires, peuplé de personnages forts que les situations dramatiques grandissent.