On avait fait la connaissance du tandem Henry/Mucchielli en 2008, chez L’Altiplano, à l’occasion de la publication de Yama Loka Terminus, recueil remarqué par la critique. L’univers des deux auteurs tourne autour de la cité de Yirminadingrad, une importante ville en bord de la Mer Noire, dans un futur indéterminé et déliquescent. Les habitants doivent faire face à la crise économique, aux menaces d’attentats depuis que le pays est en guerre contre son voisin... bref, on ne rit pas tous les jours à Yirminadingrad, et quand on le fait ce n’est jamais pour très longtemps, la réalité glauque vous rattrape vite.
Les deux compères sont de retour chez un tout nouvel éditeur : Dystopia, ou l’association créée en mai 2009 par deux libraires, Xavier Vernet (Scylla) et Clément Bourgoin (Librairie Ys), accompagnés d'un critique du Cafard Cosmique, Tallis. Dystopia annonce également pour la rentrée 2010 la création d'une revue et pour 2011 un recueil de Lisa Tuttle dont les textes seront choisis, traduits et présentés par Mélanie Fazi.
Une première chose saute aux yeux à la vue du livre : les auteurs ne sont plus deux, mais trois. En effet, Stéphane Perger, qui signe ici avec talent la couverture et les illustrations intérieures, se voit mentionné comme co-auteur (alors qu’il n’était « que » l'illustrateur de couverture sur le précédent) ; il est pleinement intervenu dans le processus de création, comme par exemple sur l’une des nouvelles (« L’Atmosphère asphyxiante dans laquelle nous vivons sans échappée possible »), où son dessin a été décrit par Mucchielli à Henry – sans que ce dernier ait vu l’illustration – qui a conçu l’histoire autour de ce qu’il percevait. Il en ressort un texte qui déstabilisera totalement le lecteur dans les premières pages, durant lesquelles il lui faudra s’accrocher pour savourer pleinement ce qui suit.
Car l’un des traits caractéristiques de l’écriture du duo, c’est son exigence. Hormis « L’Atmosphère... », donc, on signalera « En mauvaise compagnie », où un prisonnier s’invente un monde dans son établissement pénitencier où il se retrouve seul. On sent que chaque mot, chaque phrase, sont pesés et soupesés avant de trouver leur place au cœur du texte. Sans renier cette exigence, Henry & Mucchielli – qui se gardent bien d’indiquer qui a écrit quoi – sont aussi capables de jeux oulipiens (davantage présents dans Yama Loka qu’ici) et de clins d’œil, comme par exemple la prégnance du chiffre 21, qu’il ne faut habituellement pas citer.
Si le livre porte le sous-titre « Sept autres lieux », ce n’est pas pour rien : Yirminadingrad a ici cédé la place à d’autres endroits, plus exotiques comme dans « À propos d’un épisode méconnu des guerres coloniales motherlando-mycroniennes ». Mais ce n’est pas pour cela qu’on y rigole davantage. Au contraire, le suicide est de mise, les meurtres aussi, et la folie imprègne doucereusement les lieux. En changeant de décor, Henry et Mucchielli n’ont pas renié la force de leur prose, et l’on n’oubliera pas de sitôt le protagoniste de « Playlist\shuffle », qui conduit le cadavre de son frère, ou le couple sur le point d’avoir un enfant de « Délivrances ».
Au final, Bara Yogoï prolonge de la meilleure des manières l’univers de Yama Loka Terminus : ces sept tranches de vie, qui n’ont que peu de rapport avec l’imaginaire hormis dans leur cadre global, sont autant d’uppercuts d’une force impressionnante.
Bruno PARA (lui écrire)
Première parution : 5/8/2010 nooSFere