Faste année pour les lecteurs de Christian Léourier. À quelques semaines d’intervalle paraissent Helstrid (dans la superbe collection « Une heure-lumière » — critique supra), une histoire d’amour et de lutte contre les éléments, et Diseur de mots, premier volume du diptyque « La Lyre et le glaive » (le second tome, Danseuse de corde, est annoncé pour mars 2020). D’autant qu’ici l’auteur, connu entre autres pour son fameux cycle de « Lanmeur », laisse de côté la SF pour faire une incursion en terre de fantasy. Faut-il craindre ce changement de registre ? Assurément pas…
Kelt, diseur de mots de son état, veut franchir un pont mais, sans le sou, ne peut s’acquitter du péage. Il finit par traverser tout de même, et annonce aussitôt l’autre rive atteinte la destruction prochaine de l’ouvrage d’art. Simple prédiction ou malédiction performative ? Le seigneur, le hartl Skilf, n’hésite pas longtemps. Kelt, emprisonné, est déclaré coupable. En échange de sa vie, il devra rendre quelques services au harlt. Et pour commencer, se rendre dans le royaume voisin du Heldmark, où le harlt local ambitionne d’agrandir son territoire, aidé dans sa tâche par une nouvelle religion : l’Unique. Finis les dizaines de dieux aux pouvoirs de plus en plus mis en doute. Place au monothéisme radical ne tolérant que la conversion. Que pourra faire Kelt devant cette puissante lame de fond, hanté qu’il est par une femme mystérieuse et une forêt inatteignable ?
Diseur de mots est une geste, mais une geste sans réelle gloire, peuplée d’humains (ou d’êtres merveilleux) faits de chair et de sang, d’espoirs et de doutes, de visions et de certitudes trompeuses. Christian Léourier fait naître des personnages forts dont on peine à se détacher. Il sait rendre leurs réflexions réelles, leurs sentiments évidents. Et il les jette dans un univers chaotique à souhait dirigé par des puissances bien supérieures aux pauvres hères l’habitant. Pauvres hères qui se retrouvent souvent, sans toujours comprendre comment, au milieu de combats brillamment narrés qui provoquent aussi bien l’horreur que l’émerveillement chez le lecteur effaré.
Derrière cette guerre sans merci, en filigrane, c’est la puissance des religions qui est questionnée, une réflexion sur leurs conditions d’existence, leurs limites, leurs luttes. Et sur ceux qui, bien entendu, tirent les ficelles à des fins souvent bien éloignées des promesses annoncées. Dans ces territoires, chacun croit en plusieurs dieux par habitude, pour se rassurer, ou encore correspondre à ce qu’on attend de lui. Mais arrive la croyance en l’Unique portée par un homme sincère, fanatique à souhait — et inventeur d’une arme décisive sur le champ de bataille. Il s’allie à des opportunistes voyant en ce changement une possibilité de pouvoir accru. Rien de bien original, en somme, mais le tableau est complet, et surtout réaliste. On est loin de ces mondes artificiels portés par des auteurs imaginatifs mais sans talent. Christian Léourier, lui, sait raconter une histoire. Il sait tisser des intrigues, les mêler et nous les rendre indispensables.
Les quatrièmes de couverture sont parfois mensongères, volontiers putassières. En comparant Léourier à Holdstock, Hobb ou Le Guin, celle de Diseur de mots est dans le juste, rendant un hommage mérité à l’un de nos meilleurs raconteurs d’histoires contemporains. Deux textes de cet aède talentueux : 2019 est une année qui commence bien.