Tout le monde craint Abzalon : son physique contre-nature terrorise au premier regard, tout comme son passé qui l’a conduit dans les geôles de Doeq.
Ellula la rebelle, Kropte mariée de force, devine dans ses visions un péril étrange.
Parqués avec dix mille autres parias dans un mastodonte d’acier, plus d’un siècle de voyage intersidéral les attend, sous l’œil clinique des manipulateurs de l’ombre – et de leur macabre décompte.
Dans cette réécriture du mythe de l’Exode, l’espace remplace le désert. La quête de la Terre Promise offrira au monstre la rédemption.
« Dans la lignée de Wang ou des Guerriers du silence, Bordage a signé avec Abzalon une épopée humaniste et inspirée, peuplée de morts tragiques et d’amours impossibles, d’actes de courage et d’ignominies. » Galaxies
Sur la planète Ester cohabitent les Kroptes, communauté religieuse rigoriste et traditionaliste, les Mentalistes, cyborgs passés maîtres dans l'art de contrôler les hommes, et les Moncles, religieux manipulateurs, tandis que l'étoile d'Ester est sur le point de s'éteindre, menaçant la planète de la destruction. Moncles et Mentalistes préparent alors une mission de colonisation d'un autre monde et construisent un vaisseau gigantesque, l'Estérion. Les passagers : d'un côté cinq mille Kroptes rescapés d'un génocide, et de l'autre cinq mille détenus du terrible pénitencier de Doeq, derniers survivants d'un programme expérimental, jeu de massacre organisé par les autorités afin de favoriser la sélection naturelle. Commence alors pour les passagers de l'Estérion un voyage de 150 ans à travers l'espace, sans autre horizon que des coursives métalliques et ces dangereuses cuves de refroidissement, où se cache peut-être un Qval, mystérieuse créature... Les deux communautés vivent à l'insu l'une de l'autre jusqu'à leur rencontre explosive, source de tous les espoirs comme de toutes les tragédies. Parmi eux, la belle Ellula, jeune Kropte aux visions prémonitoires, et le monstre Abzalon, tueur de femmes. Leur amour suffira-t-il à les sauver du désastre ?
Dans la lignée de Wang ou des Guerriers du silence, Bordage signait en 1998 avec Abzalon une épopée humaniste et inspirée, peuplée de morts tragiques et d'amours impossibles, d'actes de courage et d'ignominies. Ce qui frappe d'emblée ici, c'est cette emphase mélodramatique, cette ahurissante succession de clichés et de situations tragiques, dont l'union invraisemblable d'Abzalon et d'Ellula constitue l'apogée, et qui ne prend fin qu'avec le terme du voyage. Ce pourrait être risible, mais cette surenchère mélodramatique témoigne au contraire d'un véritable projet littéraire. Les éléments mélodramatiques — drames, mutineries, épidémies, passions — participent ainsi de la survie, tant celle des personnages que celle — enjeu majeur — du récit lui-même. Ils sont l'expression narrative de la nécessité pour les passagers de tuer le temps. Chaque événement est ainsi la conséquence directe de l'instinct de survie des personnages, et l'ennui, incarné ici par l'épidémie d'estérionite, est bien le pivot central d'Abzalon. L'essoufflement dont semble souffrir la fin du roman n'est autre en définitive que celui des passagers ; c'est donc en toute logique que le débarquement en terre promise est ressenti comme un soulagement, une délivrance, des deux côtés du miroir.
Certes, la subtilité des jeux de pouvoir n'est pas le point fort de Bordage. Ainsi l'extermination des Kroptes, perpétrée par calcul politique, est si peu crédible qu'elle fait surtout office d'outil narratif : elle donne plus de poids aux visions d'Ellula et investit la mission de l'Estérion d'un rôle primordial. La facticité de telles ficelles est toutefois contrebalancée par une idée lumineuse : afin d'accentuer le caractère inexorable des événements, Bordage nous place — avec la pudeur qu'on lui connaît — en position d'observateur clinique, aux côtés des manipulateurs : il fait régulièrement le point, au fil du récit, sur le nombre de morts et de survivants, comme s'il s'agissait d'un jeu. Roman expérimental à plus d'un titre, Abzalon décline ainsi brillamment l'une des principales obsessions de Bordage : les hommes ne sont pas des pions !
Loin des complexes complots interstellaires des Guerriers du silence, Bordage nous offre ici une histoire bien plus linéaire et quasiment en huis clos puisque la majeure partie se déroule dans un vaisseau spatial glissant silencieusement dans l'espace. Ce vaisseau, dont le devenir conditionnera la survie des Estériens, transporte d'inhabituels voyageurs, que tout oppose et qui vivent cette aventure contre leur gré. Parmi eux, un bien curieux héros nommé Abzalon, hideux tueur psychopathe, sera au centre de cette véritable Odyssée, dans laquelle chaque épreuve découle de l'homme lui-même, qui est le seul véritable monstre à affronter.
Inutile de raconter davantage l'histoire qui atteint le lyrisme d'une épopée, l'intensité d'un récit mythique et fondateur, la puissance d'un épisode biblique. Certains morceaux de bravoure, comme la scène-clé qu'a magnifiquement illustrée Gess sur la couverture, sont d'une beauté stupéfiante, et rares sont les romans qui parviennent à une telle intensité émotionnelle.
Aussi bien le style flamboyant, qui s'est épuré depuis les premiers romans, que les innombrables surprises et rebondissements, tiennent en haleine tout au long de ces 500 pages qui sont dévorées d'une traite, et dans lesquelles on retrouve tous les thèmes chers à Bordage: religion, politique, pouvoirs mentaux, manipulation, rédemption... Ils y sont abordés avec finesse et intelligence, notamment dans les extraits du journal du Moncle Artien, sans jamais nuire au rythme du récit.
Certains diront que Bordage en fait trop ou que les effets sont trop mélodramatiques... En fait, jamais il ne tombe dans un excès qui briserait l'adhésion du lecteur, mais il atteint au contraire un équilibre subtil où chaque ingrédient est parfaitement dosé... Intelligence, action et émotion sont si précisément distillées que jamais le livre ne devient ennuyeux, vain ou larmoyant...
Certains diront aussi qu'il abuse des clichés du genre... En fait, il réinvente perpétuellement le genre en s'aidant de ces clichés, qu'il transcende en donnant au mythe une portée universelle.
En bref, une splendide et magistrale réussite, qui laisse présager que l'auteur a encore bien d'autres choses à nous dire.
A noter que s'il s'agit bien d'un roman qui devrait s'intégrer dans une fresque plus vaste, il peut être lu de façon tout-à-fait indépendante, la fin n'appelant aucune suite.
Pierre Bordage s'attaque avec bonheur au thème du vaisseau-génération sur la longueur d'un roman, en déjouant ses principaux pièges. L'univers clos du vaisseau est largement compensé par la peinture de ses personnages qui perdent progressivement leur aspect caricatural pour devenir des figures hautes en couleurs.
Afin de corser un périple que l'ennui guette, nonobstant les intrigues susceptibles de l'étoffer, il mélange dans le vaisseau spatial deux populations que tout oppose et qui voyagent à leur corps défendant : d'un côté les Kroptes, pacifiques paysans du continent sud de la planète Ester, polygames habitués à une vie austère que renforce une religion sévère (laquelle s'oppose à la stérile Église du Moncle, qui se place sous le signe de l'Un et privilégie le clonage) ; de l'autre, des prisonniers sélectionnés par leur aptitude à survivre dans les terribles conditions des geôles de Dœq rendues invivables par les Mentalistes, concepteurs du projet.
Ceux-ci, les agressifs dirigeants du continent nord alliés à l'Église du Moncle, ont choisi ces populations comme cobayes dans la perspective d'une prochaine émigration sur une planète plus clémente qu'Ester, menacée par son soleil. Kroptes et ex-détenus ignorent que des espions embarqués à bord veillent à les empêcher de coloniser la planète quand le vaisseau sera sur le point d'atterrir. Mais tous ignorent que les flancs de ce dernier abritent également des entités légendaires qui seraient les premiers Estériens.
Après avoir planté le décor et présenté les principaux personnages dans la première partie du roman, Bordage emporte le lecteur dans une histoire où action, romantisme et réflexion sont bien dosés : il a suffisamment le sens de l'épique pour traiter le thème du vaisseau-génération avec l'ampleur qui lui convient. Abzalon est le premier volume d'un nouveau cycle au succès garanti.
Ester se meurt, inéluctablement condamnée par le déclin de son soleil. Et si la planète agonise, ça n'empêche pas ses habitants humains de s'abandonner aux travers de l'espèce : guerres de pouvoir, génocides, totalitarisme et autres joyeusetés. Bref, rien de bien nouveau sous le soleil d'Ester. Il y a d'abord les Kroptes (les colons d'origine), à la société fermée, passéiste, aride, excessivement stricte (genre Amish en moins marrant !), et qui occupent le continent sud. Leur sort sera réglé en quelques jours par les habitants du continent nord, région surpeuplée, extrêmement industrialisée et polluée. Au nord, justement, vous avez les Moncles, officiants d'une religion abjecte basée sur le renoncement (genre catholique intégriste en plus con, c'est dire !). Il y a également les Mentalistes, qui eux aussi évoluent dans les sphères du pouvoir, des créatures froides qui réduisent tout au calcul, des êtres dopés aux nanotechnologies. Et enfin, en filigrane, il y a les Qvals, peuple de légende dont la rumeur affirme qu'ils furent les premiers habitants d'Ester... Evidemment, dans le genre archétypal Bordage se pose là... Et puis il y a ce projet Mentaliste complètement fou d'arche spatiale géante peuplée de 10000 âmes : 5000 prisonniers de droit commun de la pire espèce, 5000 Kroptes réduits en esclavage. Tout ce petit monde va bien vite se retrouver propulsé dans l'espace profond, en route pour un voyage d'un siècle en quête d'une nouvelle planète habitable... Bon voyage !
Ici, deux maîtres mots : syncrétisme et archétype. Syncrétisme parce que Bordage a réuni une bonne part du fatras usuel développé dans de nombreux space opera et, par extension, dans la science-fiction en général : l'arche spatiale bien sûr, la planète mourante, l'hégire, la découverte du nouveau monde, les nanotechnologies, le clonage (c'est la mode !), la religion hégémonique et mystérieuse, les groupes d'influences occultes, la race oubliée, etc. Y a pas a dire, tout y est ou presque. Archétype car tous ces motifs sont en définitive très basiques et connus de tous. Rien de vraiment neuf dans tout cela. jusqu'aux personnages qui, au départ, semblent bien caricaturaux. Abzalon le laid, grand, fort et monstrueux, manière de Quasimodo lent d'esprit, qui forme un parfait duo avec Loello le gouailleur, vif, opportuniste, débrouillard (un guerrier et un voleur, diraient les amateurs du Cycle des Epées de Leiber). Et puis il y a Ellula, la belle et pure Ellula, offerte comme en sacrifice à un vieillard borné. Mais qu'on se rassure, la Belle rencontrera la Bête... Il ne fait pas de doute que Bordage connaît ses classiques.
Parvenu à cette évidente constatation de lieux communs, on en vient à se demander où est l'intérêt du présent roman ? C'est pourtant très simple : si vous ouvrez ce livre, vous ne le refermerez que 500 pages plus loin. Car en dépit de l'aspect extrêmement classique de la mise en place d'éléments narratifs eux-mêmes passablement convenus, outre les flagrantes incohérences scientifiques du propos de l'auteur et le taux d'improbabilité marqué de certaines scènes et événements (le canevas général du roman est globalement peu réaliste), eh bien on plonge ! Car le souffle épique de Bordage donne une fois encore dans ce roman toute sa mesure. L'auteur nous prend sous son aile, nous embarque littéralement dans son univers de violence, de haine, d'amour, de vie. Bordage a une envie d'écriture débordante, c'est flagrant : un tel plaisir ne peut être que contagieux. Et on frémit pour ces personnages si outrageusement déchirés, blessés, en proie aux doutes. Car c'est bien là tout le talent de l'auteur que de parvenir à donner une dimension extraordinairement humaine à ses personnages. On rit, on pleure avec eux, et peu importe le reste...
Abzalon est le premier volet d'une trilogie. Reste a espérer que Bordage parviendra à maintenir l'intensité du récit tout au long des deux tomes à venir (c'est un des travers notables de cet auteur qui a parfois tendance àse « regarder » écrire), et à souhaiter que l'éditeur proposera d'aussi belles couvertures pour les volumes suivants tout en évitant les nombreuses coquilles qui émaillent celui-ci.
ORG Première parution : 1/2/1999 dans Bifrost 12 Mise en ligne le : 12/1/2001