Ismaël, naturaliste en mission pour Rome, se retrouve naufragé au beau milieu d’une mer chimique remplie de créatures mutantes. Aussi, lorsqu’il est secouru par l’excentrique capitaine du Player Killer, sous-marin capable d’affronter ces eaux acides, et ses Flibustiers déjantés, il ne peut pas exactement refuser. Le voilà donc pris en otage et embarqué dans des aventures qui risquent fort de compromettre sa mission.
Alba est Graffeuse, détentrice du savoir de l’humanité, même s’il est un peu confus dans sa tête. Presque une déesse, en somme. Un jour, elle est soudain arrachée à la solitude de sa grotte loin des mers pour être amenée devant la Métareine de Rome. Mais elle n’a aucune intention de se laisser faire.
Aussi jubilatoire qu’intelligent, Les Flibustiers de la mer chimique entraîne des personnages hauts en couleur dans une folle odyssée où la réflexion écologique se pare d’humour.
Marguerite Imbert, née en 1994 à la Guadeloupe, aux Abymes, a passée une grande partie de sa vie sur la route. Depuis plusieurs années, elle se consacre à l'écriture entre deux voyages. Les Flibustiers de la mer chimique, son deuxième roman, a reçu le Grand Prix de l'Imaginaire 2023.
L'éveil de la conscience écologique dans les romans de science-fiction date des années 70, époque à laquelle des auteurs tournent le dos à un âge d'or résolument optimiste, voire scientiste. Le récit post-apocalyptique prend alors de l'importance et, du fait de la prise de conscience de l'altération majeure du climat d'origine humaine, cette littérature prend ces dernières années des teintes de plus en plus sombres et effrayantes (c'est-à-dire réalistes et dramatiques). C'est sur cet héritage étouffant, que d'aucuns reprochent d'ailleurs à la littérature de l'imaginaire, que paraît Les flibustiers de la mer chimique, et on peut rendre grâce à Marguerite Imbert pour cette respiration bienvenue.
D'abord par le ton de récit d'aventure qui jamais ne se désole en aparté avec le lecteur sur la situation dramatique du monde. Ensuite par le jeu, certes déjà vu, sur les collisions improbables entre culture classique et populaire, les erreurs historiques qui font sourire et les situations franchement cocasses ou complètement capillo-tractées qui permettent de rire (des pieuvres géantes accros à la cocaïne, franchement ?). Enfin grâce à un décor baigné de soleil et sur lequel souffle un certain vent de liberté, même s'il laisse imaginer des conditions de vie particulièrement difficiles et une espérance de vie fortement raccourcie. Loin des images de pluies acides et de désert gris, l'action se déroule ainsi du sud de la France jusqu'au milieu du Pacifique, en passant par Rome ou la côte sud-américaine, et les héros sont jeunes et prennent l'avenir aussi bien que le passé à bras le corps.
Pourtant cette comédie ne comporte pas l'appaisement recherché dans le solarpunk et le vernis ne cache guère la rudesse du climat et des relations humaines. La mer chimique dont il est question dans le titre est tout simplement l'ensemble des mers et océans de notre planète. De la mer Noire au Pacifique, les flots sont maintenant un poison violent pour quiconque y plongerait, et des profondeurs remontent des monstres qui ont évolué pour y vivre. Sur les terres, la situation n'est pas plus enviable et de l'humanité subitement décimée ne restent que des factions qui s'affrontent selon de vieilles appartenances ethniques ou de nouvelles mouvances religieuses. Il y a la chaleur caniculaire et les orages estivaux mortels sur la Rome en ruine où s'est formée une micro-société nouvelle. C'est sur une île de plastique qu'ont pris pied des réfugiés de tous horizons pour trafiquer. Et ce sont des bandes de terres vierges de toute végétation qu'aborde le Player Killer, l'ultime sous-marin encore fonctionnel qui est utilisé par une bande de pirates. Quand la violence surgit, au sein du sous-marin comme au grand air, elle est brutale.
L'équilibre entre sérieux et gaudriole est un exercice toujours délicat, mais qui tout à la fois provoque un plaisir profond, fait rire et ouvre à la réflexion quand il est réussi. Terry Pratchett questionne ainsi le pouvoir ou le racisme dans une fantasy débridée. Marguerite Imbert anticipe un avenir qui s'avère de plus en plus inéluctable, avec humour aussi et à la manière d'une série B. Et elle le fait diablement bien.
Les Flibustiers de la mer chimique parle de la fin du monde. Le nôtre, bien sûr. À première vue, rien ne le distingue du tout-venant des fictions post-apo : planète décimée par l’effondrement des écosystèmes, climat hostile, vastes territoires livrés à une faune mutante et agressive, repli tribal des rares humains survivants, centres de pouvoir à la fois lointains, cachés et totalitaires, économie de subsistance, transhumanisme, etc. Mais ce curieux roman (première incursion en SF de l’autrice) a une façon particulière de cultiver sa différence : il choisit de subvertir l’imagerie habituelle du genre en l’engageant sur la voie du roman d’aventure, voire du parcours initiatique – qui n’est pas juste celui des héros, mais d’un collectif. Marguerite Imbert nous raconte une histoire de transformation éprouvée dans la perte et la violence, le passage de l’humanité à l’âge d’après.
Ce chemin est d’abord celui d’une adulescente nommée Alba, vivant seule dans un réseau de cavernes depuis la mort de sa famille, au cœur d’une nature devenue dangereuse. Alba présente un talent rare : elle a été éduquée pour devenir une « graffeuse », capable de restituer sous forme de fresques la totalité du savoir de l’humanité. Elle consacre donc tout son temps à cultiver cette somme de connaissances sans bien en comprendre la finalité, si ce n’est qu’elle suscite la convoitise de la Métareine de Rome. Rome, ancienne capitale du monde antique devenue l’un des derniers bastions de la civilisation…
Alba partage, sans le savoir, une communauté de destin avec le naturaliste Ismaël, envoyé en mission par la Métareine quelque part dans les mers lointaines. Naufragé, il est secouru par une bande de joyeux écumeurs dont le capitaine, mélange d’Achab, de Nemo et de Peter Pan un peu geek, est inféodé à la puissante et mystérieuse compagnie des limbes orientales. Ces aventuriers des vagues, très doués pour démolir la concurrence et pour trahir leur employeur, sillonnent les sept mers (acides) en quête de mauvais coups, à bord d’un sous-marin customisé et escorté de trois krakens. Malgré son peu de goût pour l’action, Ismaël se retrouve embarqué dans une expédition à la recherche du mythique trésor de l’Azote bleu, en tentant tout à la fois d’apprivoiser son capitaine irascible, d’échapper aux violences des mutineries et aux sbires surarmés de la compagnie des limbes orientales.
Quelle est la nature exacte de la mission d’Ismaël ? Quel sort réserve la Métareine à Alba ? Qu’est-ce que l’Azote bleu ? Qui se cache derrière la compagnie des limbes orientales ? Le roman raconte pourquoi et comment les trajectoires de tous ces personnages hauts en couleur finiront par se croiser.
À travers eux (mention spéciale à Alba – excellente en emmerdeuse à la fois cérébrale, impertinente et immature), le roman réussit la prouesse de rendre presque sympathique un univers parfaitement déprimant. Un humour vachard et une certaine poésie de l’absurde y règnent, qui sans cesse désamorcent le tragique de l’histoire humaine. La satire n’empêchant pas la réflexion, il peut aussi être lu sous un angle spéculatif, qu’il doit à sa dimension d’avertissement oraculaire et d’apologue écologique, tout autant qu’à un périple où l’émancipation des personnages se nourrirait d’un savoir rebooté. Car Alba, Ismaël et Cie doivent se libérer tout à la fois d’un environnement hostile et de l’héritage (idéologique, techno-scientifique) d’une époque (la nôtre) désenchantée, héritage certes omniprésent, mais aussi perçu comme mortifère. Le roman prend le temps (le rythme est parfois végétatif) d’installer les conditions de cette rupture douloureuse et brutale. Les mers acides, les îles de plastique, les ruines de Rome deviennent ainsi le décor d’une régression de l’humanité, réduite souvent aux gestes de la survie la plus élémentaire, mais aussi de sa régénération. Dans un monde mort, comment redémarrer, quelles sont les raisons de croire en l’avenir ? Comment est-ce qu’on recommence après une grande catastrophe ? En ouvrant quelques pistes à ces angoissantes questions, Les Flibustiers de la mer chimique se veut également un récit d’espoir. C’est ce contre-pied assumé au pessimisme contemporain, ce refus de la noirceur, qui lui confère sa belle particularité.
Sam LERMITE Première parution : 1/1/2023 Bifrost 109 Mise en ligne le : 27/6/2025