Michael MOORCOCK Titre original : Breakfast in the Ruins, a novel of inhumanity, 1972 Première parution : Royaume-Uni : New English Library, 1972ISFDB Cycle : Karl Glogauer vol. 2
Michael Moorcock m’étonnera toujours : non content d’avoir élevé le mode épique du récit de science-fiction à un rare degré de qualité, le voici qui fait faire un bond prodigieux au roman anglais – tout simplement. Je pense qu’on n’en peut mieux juger qu’à la lecture de cet étonnant livre qu’est La défonce Glogauer. C’est le roman multiple, aux points de vue sans cesse modifiés, d’une existence fallacieusement donnée comme celle d’un être unique. Et je crois que ce n’est pas au lecteur de trancher : le jeune Karl Glogauer, petit juif ambitieux pris aux pièges de la vie de ses fantasmes et des fantasmes de sa vie, recrée sans relâche les subtiles ou grossières variations de son désir d’homme insatiable. C’est sa parole, le talent fantastique de Moorcock, qui nous convainc de l’authenticité des scènes vécues comme sur l’écran des rêves, mais si viscéralement retranscrites que, pour le lecteur, rien n’est plus suspect hormis les variations mêmes de son émotion à l’écoute de cette voix…
À Londres, en 1971, au Jardin Suspendu, le jeune esthète transi est abordé par un beau nigérien qui lui fait la cour et l’emmène à son hôtel. Le film repart une première fois en arrière – le mouvement est donné au récit qui va se muer aussitôt en mosaïque, selon une technique qui est un peu celle, sublimée, du Detective Novel. Sous nos yeux, les pièces du dossier s’amoncellent, bandes vidéo qui s’affrontent l’une l’autre de manière implacable.
Karl est tour à tour soumis à l’agression de sa propre vie – personnage de roman ou de l’Histoire, notre histoire ? – à travers différents compartiments du temps et de l’espace. Glogauer le maudit, qui, lentement, émerge des limbes et tel le Christ, souffre différentes passions sous le froid regard de son amant de rencontre – de son maître. Le nigérien est l’initiateur de cette succession de tableaux, le commentateur de cette évocation du martyre de Karl.
L’histoire de Karl se confond bien vite avec l’Histoire du monde depuis le début de ses souffrances. La guerre est l’enjeu premier, sous ses formes les plus diverses, la violence, l’horreur de la condition humaine, l’immense dégoût de l’être incarné qui cherche désespérément à donner du sens au récit de sa vie. C’est là que naît le vertige, pour le lecteur : cette guerre implacable, sans cesse ravivée comme un feu dévorant, qui se joue devant lui devient bientôt la condition même du déroulement de l’histoire. Karl Glogauer, lié par un indestructible cordon onirique à une mère envahissante et un père curieusement héroïque ( ?), assouvit son besoin d’amour de la façon la plus anarchique – en contrepoint, ses ébats avec le Nigérien sont d’astucieuses métaphores de sa lente mutation, passage de l’enfance à la maturité historique.
Du mélange, le plus souvent ironique, de scènes qui apparaissent bien vite complémentaires, jaillit le génie singulier de ce livre ; je crois même qu’il faut saluer en la technique de Michael Moorcock une façon originale d’agencer les éléments de son roman/récit inhumain (la précision est de lui et a son importance) selon la trajectoire d’une vie qui ne s’écrit plus selon l’Histoire, mais grâce à laquelle l’Histoire s’inscrit. Le renversement des valeurs naturelles, une déviance du ton et de la forme (fragments, collages, utilisation de « contextes » générateurs) sont la marque d’un désir de renouvellement du mode de récit. Notre émoi de lecteur est sans cesse ravi à un confort bien précaire, à une sécurité bien fragile, par le mouvement de passe-passe qui zèbre la trajectoire du livre. Le point de vue change, s’éloigne, se distord sous nos yeux, tandis qu’en profondeur une unité surgit, qui est celle d’une voix sûre, attentive à la véritable existence du personnage central. Karl Glogauer, en sa défonce même, nous apparaît en effet comme le héraut d’une mythification qui pourrait avoir un goût de légende (la légende du siècle vue par un juif) s’il n’y avait sans répit cisaillement des valeurs classiques attachées à ce mot.
La défonce Glogauer est un roman qui se refuse, une fiction qui s’affirme dans sa négation même de l’histoire, en jouant sur les mots : histoire n’égale pas Histoire. CQFD. Et l’auteur, jouant avec son délire, s’enhardit de séquence en séquence, nous plonge dans l’horreur de ses fantasmes (les dernières pages sont proprement insoutenables) afin de mieux tordre le cou du classique rituel romanesque. La vie de Karl Glogauer – une nuit avec le nigérien – une vie qui ressemble à un meurtre – c’est la vie de l’homme du XXe siècle telle qu’elle apparaîtra dans le futur dans sa folie et ses contradictions. Michael Moorcock est un visionnaire et il le prouve admirablement.
En 1971, dans le jardin suspendu d'un grand magasin de Londres. Accoudé à la balustrade, Karl Glogauer rêve. Il rêve de son enfance... de ses enfances. A ce moment un grand Noir affable l'aborde et, sans préambules, le drague. Ils se retrouvent dans une chambre d'hôtel, à passer une nuit blanche, d'amour et de discussion. En même temps Karl Glogauer se revoit, enfant...
A sept ans, sa mère tombe devant lui sous les balles des Versaillais, pendant la Commune. A neuf ans, il chasse les papillons et ventile les bourgeois anglais de Capetown, en 1892. A onze ans, en 1905, fils d'immigrés polonais à Londres, il se trouve impliqué dans une histoire d'imprimerie clandestine russe et gagne beaucoup d'argent. A quatorze ans, il se trouve dans le train pour Kiev, buvant de la vodka avec les soldats de Mokhno. A dix-set ans, pour fuir les pogroms de 1935 à Berlin, il s'enrôle dans l'armée italienne en cachant qu'il est juif. A vingt-deux ans, il tire sur tout ce qui bouge à My-Lay, Vietnam, en 1968...
Entre chaque année, chaque chapitre, un dilemme : c'est la catastrophe, votre pays est envahi, en proie à la guerre civile, plie sous une dictature, bref, vous avez les pires ennuis, vous êtes obligé de prendre une décision, de choisir entre deux maux : que feriez-vous ?
Plus Karl grandit, plus ses rapports avec le Noir s'affirment, il perd sa faiblesse, sa timidité. Le Noir tombe peu à peu amoureux de lui... Mais ils se sépareront au petit matin, dans le jardin suspendu. Karl aura retrouvé assurance et joie de vivre. Il peut : il a vécu un siècle de guerres, de galères, de misères.
Un roman de SF ? Un roman social ? historique ? amoral ? Non : un roman de Moorcock, l'homme au talent multiple et protéiforme. Une réédition qui valait la peine qu'on en reparle. (Edition originale : Champ Libre, 1975.)