« Bierce était un excellent satiriste et pamphlétaire, mais la plus grande partie de sa réputation repose sur ses nouvelles grinçantes et féroces, dont la plupart se passent durant la Guerre Civile et qui sont l'expression la plus vivante et la plus réaliste que la fiction ait donnée à ce conflit. Presque tous les récits de Bierce sont des récits d'horreur. Certains traitent seulement de l'horreur physique et psychologique qui se trouve dans la nature, d'autres, plus nombreux, admettent un surnaturel maléfique, qui constitue un élément de premier ordre dans la littérature fantastique américaine. L'authenticité et la valeur de ses noirs sous-entendus sont évidentes et leur grandeur ne sera jamais contestée. »
H.P. Lovecraft (Epouvante et surnaturel en littérature).
Il y a dix ans exactement, François Rivière constituait pour les Humanoïdes Associés une anthologie des meilleures nouvelles de Bierce qui reprenait certains textes extraits de Morts violentes et Histoires impossibles, alors introuvables mais désormais disponibles chez Grasset (« Cahiers rouges »), plus treize nouvelles inédites. Ce sont ces treize nouvelles qui constituent le présent recueil. Ainsi, si l'on ajoute à Le mort et son veilleur les deux recueils déjà cités et La fille du bourreau (NéO, 1986) on dispose de toute l'œuvre de fiction de Bierce. Quant à son fameux Dictionnaire du Diable, il va être très prochainement réédité par NéO.
Né dans l'Indiana en 1842 et disparu au Mexique, sans doute en 1914. dans la tourmente de l'épopée de Pancho Villa qu'il avait voulu suivre, Ambrose Bierce vécut principalement en Californie, dans le San Francisco d'avant le grand tremblement de terre de 1906, où il s'acquit rapidement, par l'entremise de plusieurs journaux de l'empire Hearst naissant, une solide réputation de brillant journaliste, de satiriste redoutable, de pamphlétaire redouté, mais aussi de misanthrope et d'ours mal léché.
1 - François RIVIÈRE, Ambrose G. Bierce, le dandy de l'épouvante, pages 5 à 8, introduction 2 - L'Homme et le serpent (The Man and the Snake, 1890), pages 13 à 17, nouvelle 3 - Une disparition (One of the Missing, 1888), pages 21 à 33, nouvelle 4 - La Rivière de la mort (Chickamauga, 1889), pages 37 à 43, nouvelle 5 - Les Funérailles de John Mortonson (John Mortonson's Funeral, 1906), pages 47 à 48, nouvelle 6 - Messaline des montagnes (A Holy Terror, 1882), pages 51 à 65, nouvelle 7 - Le Troisième orteil du pied droit (The Middle Toe of the Right Foot, 1890), pages 69 à 77, nouvelle 8 - La Fenêtre condamnée (The Boarded Window, 1891), pages 81 à 86, nouvelle 9 - Une histoire de revenants ou tout dépend du cadre (The Suitable Surroundings, 1889), pages 89 à 97, nouvelle 10 - Le Mort et son veilleur (A Watcher by the Dead, 1889), pages 101 à 112, nouvelle 11 - Un habitant de Carcosa (An Inhabitant of Carcosa, 1890), pages 115 à 118, nouvelle 12 - La Route au clair de lune (The Moonlit Road, 1907), pages 121 à 131, nouvelle 13 - Une nuit d'été (One Summer Night, 1906), pages 135 à 136, nouvelle 14 - Au-delà du mur (Beyond the Wall, 1907), pages 139 à 147, nouvelle
Critiques
Deux livres qui, à la suite de La fille du bourreau, précédemment publié par NéO, et les deux recueils ressortis chez Grasset, Morts violentes et Histoires impossibles, totalisent tout ce que Bierce a écrit en fait de fiction Une somme sans doute peu importante quantitativement, mais qui suffit à placer son auteur au sommet de la littérature moderne, quelque part entre Poe et Buzzati (ou entre Kafka et Kipling, pourquoi pas ?) Par son destin (Bierce a vécu la guerre de Sécession sous I'uniforme nordiste, et à plus de 70 ans, en 1913, il a disparu mystérieusement au Mexique dans le sillage de Pancho Villa : une histoire récemment romancée par Carlos Fuentes dans Le Gringo), l'auteur tient déjà une vie de récit fantastique, et de guerre, et d'horreur, ceci se nourrissant de cela : il n'est qu'à lire Morts violentes, récits de la guerre civile américaine, que le fantastique (les disparitions) touche toujours à l'ombre de la mort, pour s'en rendre compte. Et la propre disparition de Bierce semblerait issu d'un de ses contes, comme on en trouve à foisons dans Le mort et son veilleur, où les « mystères de l'Ouest » sont racontés par plusieurs témoins (hommes de loi, médecins, shérifs), de façon contradictoire, pirandellienne, ce qui en fait tout le sel, mais en même temps illustre bien la fragilité d'une nature humaine que Bitter Bierce (Bierce l'Amer, comme on le surnommait) ne portait pas en haute estime
Le dictionnaire du diable (reprit par NéO en fac-similé de la traduction faite chez Belfond en 1964, avec la longue et passionnante préface de Jacques Sternberg, qui est en quelque sorte un des petits enfants de Bierce) rend bien compte de cette amertume, de sa misanthropie. Certes ce genre d'exercice est commun à la plupart des littérateurs noirs (de Flaubert à Cavanna en passant précisément par Sternberg), mais il est difficile de rester insensible à l'humour froid de Bierce, dont le dictionnaire a le mérite d'être à la fois universel et d'être très précisément daté (historiquement et géographiquement, ce qui nous vaut un tableau pointilliste de la société américaine du début du XXe siècle pas piqué des vers). Un florilège ? Il serait tentant d'en remplir des pages, mais j'aime particulièrement CADAVRE : produit fini dont nous sommes la matière brute, ou ce très cavannien CERVEAU : Appareil grâce auquel nous pensons que nous pensons. Quant à l'absurde lewis carrollien, Bierce n'en est pas avare non plus : AUTRUCHE (...( : L'absence d'une bonne paire d'ailes capables de fonctionner ne constitue pas un défaut, car, comme on l'a fait ingénieusement remarquer, l'autruche ne vole pas.
Il est possible de compléter ce survol total de Bierce par le numéro d'Europe (Mars 88) consacré au « Fantastique américain », qui comporte une bonne introduction à l'auteur due à notre collaborateur Roger Bozzetto, qui note justement que les personnages de Bierce sont prisonniers d'une Histoire « pleine de bruit et de fureur », mais que « la voix du narrateur (sarcasme froid) intervient pour justifier cette apparente absurdité au nom de l'impitoyable perfection du plan éternel de la divinité ». Une définition lapidaire de la noirceur de diamant (on sait que ça vient du charbon) du personnage.