Sont-ce les lecteurs adultes qui projettent sur les contes leurs propres obsessions, ou serait-ce le vernis des textes eux-mêmes, de ces histoires à faire délicieusement peur, qui se craquelle et dévoile à la longue un nid de turpitudes renforçant leur attrait ? Sans doute chacun des termes de l'alternative est-il fondé, et l'intérêt du dernier livre de gilbert Lascault est de jouer sur ce double plaisir trouble : réaménager une fiction selon ses pulsions, et démontrer que la force des contes reste agissante, quelles que soient les perversions qu'on lui fasse subir.
En l'occurrence, le professeur d'esthétique a ciblé une histoire de fillette tout de rouge vêtue, conte à base de galettes et de loup, de grand-mère et de chevillette, sans oublier la bobinette. A partir de cette série d'éléments, minimale et qui pourtant suffit à réveiller en nous un récit fait d'images animées, Gilbert Lascault laisse libre cours aux fantasmes — les siens et ceux du conte — , jusqu'à la voir partout, cette fille qu'on nomme Chaperon rouge. Car elle était là dès la plus haute Antiquité, et sur le Golgotha, et dans l'Enfer de Dante, et en 1915 en révolutionnaire petite fille de Lénine...
Car aujourd'hui encore, le Chaperon promène ses charmes pourpres aux quatre coins du monde, fût-ce sous le cuir d'une routière ou sous les traits d'une esquimau. Car bien plus tard et très loin de nous, Chaperon vivra. Elle sévira sur Andromède, sur Procyon et Véga, ailleurs encore : « Dans la constellation du Lion, le Petit Chaperon est une flaque ronde et rouge, formée d'un liquide dont le goût évoque à la fois la mer et le miel. Le loup est un triangle noir assoiffé qui, attiré par l'odeur du Petit Chaperon fluide, glisse sur le sol, parcourant des milliers de kilomètres »...
Rarement l'esprit ludique aura été poussé plus avant que dans ce livre bref où Gilbert Lascault transpose au niveau thématique un processus que Raymond Queneau, dans ses célèbres Exercices de Style, appliquait aux modes d'écriture. Ici, l'histoire n'est pas prétexte à une démonstration de savoir-faire, mais une grille de lecture du monde. L'indispensable clé, dirait Annie Lederc, qui sous ce titre de Clé, vient justement de publier (chez Grasset) un autre petit livre reconnaissant aux contes un pouvoir décisif de découverte des choses et de soi. Sans refouler en soi la moindre perversion, ajouterait Jean-Pierre Enard, dont les Contes à faire rougir les petits chaperons viennent précisément de sortir en Folio/ Gallimard. Avec ou sans majuscule, ils sont vraiment partout.
Alain DARTEVELLE
Première parution : 1/9/1989 dans Fiction 411
Mise en ligne le : 22/10/2003