Ceux qu'on a peu vite affublés de l'étiquette de « décadents » forment une constellation disparate, où l'étoile littéraire de Barbey d'Aurevilly ne luit plus que d'un feu pâle, intermittent. Il est célèbre, certes, et un titre au moins demeure dans les mémoires, ces
Diaboliques dont les relents de soufre n'intéressent plus grand-monde. Barbey est de ces écrivains qui pâtissent de n'avoir pas laissé une œuvre à la modernité persistante. De son vivant déjà, il serait venu trop tard, ainsi que le note Marcel Schneider : «
il exalte la monarchie et la religion quand le public rêve de science et de socialisme »
1. Et puis, il n'est pas non plus resté un petit maître obscur, que la critique actuelle s'arrogerait le plaisir de mettre soudain au jour, de découvrir comme neuf et intact. Alors, Barbey d'Aurevilly reste connu, sans qu'on le lise ni qu'on connaisse sa vie.
Heureusement, le centenaire de sa mort — occasion traditionnelle, qui s'accorde aux prétentions de conservatisme affichées par l'auteur — vient à propos pour relancer au moins l'image et le parcours biographique de Jules-Amédée Barbey d'Aurevilly, en tant qu'introductions choisies à son œuvre. A cet égard, la biographie appliquée de Catherine Boschian-Campaner fourmille d'indications sur le cheminement mental de ce provincial normand, haut en gueule et en couleurs, venu imposer sa silhouette d'hidalgo et ses vêtements extravagants dans le monde composite des salons parisiens. Avec Barbey, ce sont les coulisses du milieu littéraire des années 1840-1880 que l'on peut visiter, bien que celui dont on suit la course à la célébrité soit plutôt malchanceux. Travailleur infatigable, qui prend la littérature on ne peut plus au sérieux, Barbey, né en 1808, devra attendre la soixantaine pour qu'en 1874, et par un succès de scandale, Les Diaboliques imposent enfin son nom à un large public. Noceur et séducteur impénitent, il finira aussi par assumer le rôle d'un catholique ultra, réduisant consciemment les provocations de ses proses de jeunesse à des mises en garde moralisatrices.
Ainsi, toute la vie de Barbey illustre ses démêlés entre l'être et le paraître. Il fut un temps où l'image de dandy qu'il s'était façonné permettra à l'auteur malheureux de sauver la face. D'où sa fascination pour George Brummel, et cet essai plus impressif que biographique, où Barbey associe intimement dandysme et vanité : refuser le jeu social sans s'en extraire vraiment, briller en société avec à peu près rien, si ce n'est une présence, un subtil détachement ironique. Mais il ne faut pas, pour autant, faire de Barbey un dandy à l'anglaise, celui qui, selon Wilde, aurait mis tout son art dans sa vie. Car Barbey poursuivait une oeuvre, fût-elle lente à trouver le succès, et son parti pris de dandysme s'interprétera plutôt comme une manière de conférer du chic à un désespoir intime, aux diverses hantises qu'incarnent ses Diaboliques. A bien des égards, l'octogénaire qui se vêtait encore de chemises à jabot, de redingotes cintrées et de pantalons rouges trahit celui dont l'œuvre a déteint sur la vie...
Notes :
1. In Histoire de la littérature fantastique en France (Fayard), p. 203.
Alain DARTEVELLE
Première parution : 1/2/1990 dans Fiction 412
Mise en ligne le : 22/10/2003