Critiques
Des publications comme celles de La Tourelle sont portées par une rare passion pour le livre et les beaux textes, dont ce recueil de Dino Buzzati — en édition bilingue, s'il vous plaît — , constitue un exemple achevé. Buzzati n'est plus à présenter, ni comme nouvelliste ni comme romancier, mais voici révélés deux aspects différents de son talent proprement fantastique : ses dessins (celui de couverture est un vrai bijou), et des poésies où l'écrivain tire le meilleur parti des noirs et des blancs. Par bribes, il compose des historiettes sarcastiques ou tendres, en préférant tel détail révélateur à l'envolée des grandes idées, et en faisant confiance au blanc de la page pour truffer ses déclarations de silences complices. Pour ménager des plages de vide où le lecteur aura tout loisir d'y mettre du sien, d'alimenter ce qui est dit par ses réflexions et son imaginaire personnels. Cette œuvre est relativement maigre, deux longs poèmes et un florilège de tableautins d'ambiance. Mais il y a un plaisir pur à suivre la destinée du Capitaine Pic, que le caprice d'un roi de comédie a lancé dans le désert afin d'y pourchasser d'improbables ennemis. On songe au Désert des Tartares, évidemment, mais revisité sur le mode bouffon. Il y a aussi tout le drame des vies mort-nées, chez un retraité qui imagine l'impossible et le virtuel — ses espoirs irréalisés, ses envies étouffées, ses déceptions rentrées — , dans le court intervalle qui sépare Les Trois Coups frappés à sa porte, et la banalité d'une rencontre coutumière. Tout cela sans componction et avec l'ironie d'un jeu dangereux, fait de ruptures. Le fantastique de Buzzati surgit par à coups, investissant le réel de saynètes paroxystiques, ou par bouffées d'un impalpable désenchantement. Le vide de pauvres vies, dans une langue superbement sonore. Alain DARTEVELLE Première parution : 1/3/1988 dans Fiction 395 Mise en ligne le : 22/10/2003
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