« Que celui qui sait jouer aux échecs prenne un échiquier, le dispose en bon ordre devant lui et qu'il imagine ce que je vais décrire. » L'introduction au Fou noir pourrait rebuter ceux qui ne prisent pas le raisonnement pur. Et ils manqueraient ainsi un plaisir et des sentiments, celui d'une tension où le physique coïncide au pensé. La partie d'échecs se tient à la tombée du jour, à la lueur de chandelles, dans le salon de lecture très siècle dernier d'un palace suisse, et l'affrontement bénin des pièces noires, que savoureront les spécialistes, n'est au fond qu'un prétexte, si l'on sait qu'il confronte un Américain blanc et un Noir de la Jamaïque — un Ethiopien, disait-on alors. On comprend qu'avec Boito, la notion de jeu de société prenne vraiment tout son sens. Deux civilisations, deux perceptions du monde s'opposent, jusqu'aux dimensions de la lutte éternelle entre le Bien et le Mal, dont les teintes respectives restent des inconnues biaisant tout le jeu, dans la grisaille du crépuscule. Il y a ici un sens parfait de la gradation, où le moins admirable n'est pas le mouvement de bascule imprimé aux protagonistes, les faisant passer de la révolte à la mort, de la maîtrise mentale à la folie pure.
Tout aussi prenant est Le poing fermé. Ce récit vaut déjà par la sobre reconstitution d'une ambiance historique précise : la Pologne de 1867. Une Pologne empreinte de superstitions, où ce qui n'était qu'une enquête médicale sur la plique faciale et capillaire, maladie infestant le bas-peuple (on songe aux écrouelles de la France moyenâgeuse), dérive vers un fantastique obsessionnel que n'aurait pas désavoué Meyrink. On se souviendra longtemps de l'histoire de l'usurier Lévy, de son poing fermé sur le florin rouge qui complète son million, et qu'il s'est vu donner en rêve.
Arrigo Boito n'était jusqu'ici connu que des amateurs d'opéra, en tant que librettiste de Verdi (Othello, Falstaff). Jacques Parsi, traducteur et préfacier de ces deux histoires, affirme que Boito en aurait écrit trois autres. Le regret vient donc de ce qu'Actes Sud se soit montré si chiche...
Alain DARTEVELLE
Première parution : 1/11/1987 dans Fiction 391
Mise en ligne le : 24/10/2003