Sur fond de société à l'agonie, une petite ville de garnison. De jeunes officiers traînent sabre et ennui par les rares cafés puis vont tuer le temps, .entretenir leurs rêves de passion dans ce salon coupé du monde où les attend Madame. Ils la regardent, patientent jusqu'à ce qu'elle leur accorde de l'intérêt, quelques phrases, ses faveurs. Ainsi reconstitué, l'argument paraît convenu, peu neuf pour qui s'est frotté aux romans allemands du siècle dernier et à Joseph Roth.
L'intérêt du livre est ailleurs. Il faut en souligner la construction parcellaire et contradictoire. Les apparitions multiples de l'hôtesse sont soumises aux distorsions du regard mal assuré, de la mémoire défaillante, des hallucinations d'un admirateur à l'identité trouble. On peut également noter que Madame est borgne, à moins que son œil ne voyage loin d'elle, dans la campagne nocturne où errent des troupes loqueteuses d'anciens soldats, d'officiers peut-être, dont Madame a volé le regard et qui lui obéissent, satisfont ses désirs de conquête. La personnalité, les rôles de Madame sont en effet mouvants. Selon les cas de figure, elle est la dame cultivée d'un beau monde passéiste, une putain lascive ou une guerrière casquée et bottée. Ou encore l'image, dans la neige et la boue, d'une venus à fouet qu'eut aimée Masoch. Conjointement, les chapitres brefs de ce livre en trompe-l'œil orchestrent la perdition et l'enfermement mental d'un homme qui est le narrateur, ou l'ami de celui-ci.
Au .fait, quel écrivain la signature de Tropmann dissimule-t-elle ? On a parlé de Georges Bataille, qui, avec un double p cependant, avait déjà utilisé ce pseudonyme, inspiré d'un assassin dont Rimbaud cite le nom dans son Album Zutique, dans sa « Connerie II » intitulée Paris. Tropmann peut également, bien sûr, être un contemporain. L'énigme subsiste et L'Œil de Madame, kaléidoscope du regard concédé ou volé, récit de la diffraction des sentiments, est décidément une réussite peu rassurante. Un bel exemple d'œuvre ouverte, où seul est réel le danger de se perdre.
Alain DARTEVELLE
Première parution : 1/1/1987 dans Fiction 382
Mise en ligne le : 28/1/2003