Compagne des origines, que d'ordinaire occultent les leurres de la raison et les rapports sociaux sagement codifiés, la peur soudain présente : resurgit pour prendre l'homme de court dès que la mort s'approche et que se désagrègent ses repères rassurants de « civilisé ». Il n'était pas facile, moins qu'on ne l'imagine, de rassembler des textes solides et variés et, tout à la fois, zébrés du fil rouge de cette angoisse subreptice, fondatrice. Elle est présente dans chacun des récits de ce recueil classique, pourtant surprenant.
H faut d'abord souligner l'habileté d'Eric Jourdan, qui adopte une humeur badine pour présenter auteurs et œuvres, comme en s'en jouant. Sa distance impertinente, son air de ne pas trop y croire ont pour effets pervers de désamorcer les méfiances du lecteur, de le livrer sans grande défense mentale à la force impressive de chaque histoire.
La vue du sommaire suffit cependant à fixer les limites temporelles de l'anthologie : hormis Julien Green et Jourdan soi-même, point de contemporain. La plupart des textes sont du siècle dernier ou du début de celui-ci, et l'on peut regretter que le manque de contributions actuelles tende à renforcer, chez un large public, l'idée du récit d'épouvante comme concept daté. De même, était-il nécessaire de rééditer pour la tantième fois La Vérité sur le cas de M. Valdemar, du parfait Edgar Poe, ou le Body-Snatcher de Robert Stevenson ? Tels récits d'Hoffmann, de Wells, de Nathaniel Hawthorne ?
il y a aussi, c'est vrai, des (re)découvertes, avec une flopée d'anglophones qui valent le frisson : Elisabeth Bowen, May Sinclair, Leslie Poles Hartley, Montague Rhode James... Mais la plus grande surprise naît de la lecture d'auteurs qui, archi-célèbres, sont inattendus. en ces circonstances : la Vision de Charles XI (Mérimée), San Francesco a Ripa (Stendhal) font de bons récits manières. La fiction de Rudyard Kipling, et cet Officier prussien signé D.-H. Lawrence sont des modèles de cruauté pure. L'Histoire de Masques, extraite des Mémoires de Saint-Simon, compose en vingt lignes un chef-d'œuvre absolu.
Oui, voici l'audace : sortir les histoires à faire peur des limites d'un genre. Montrer leur permanence et leur profondeur, aussi bien chez des écrivains « spécialisés » que dans cette littérature qu'on dit générale par facilité. Avec ce livre, la jeune Maison de Maren Sell choisit d'investir une place enviable et peu confortable d'éditeur complet, à la conjonction du mainstream et des marges.
Alain DARTEVELLE
Première parution : 1/3/1987 dans Fiction 384
Mise en ligne le : 28/1/2003