Pour l'un, la femme est un tendre paysage : « II avait cru voir ses seins fauves, son ventre nu battant comme une gorge de grenouille, l'agneau noir et laineux ponctuant la blancheur des cuisses », Pour l'autre elle est avalanche (de mots) : « Elle avait le bonheur fragile, le soleil entre les seins, un chien à ne pas mettre un chien dehors. » Pour un troisième enfin, le paysage se réduit à une géographie du crime à venir, puisque amour et mort, ça rime souvent : « Trente-deux dents pour mieux remâcher son amertume, deux mains pour t'écarter les seins, une queue au ras des boules pour une ultime partie de gazon vert (...), et sur ma tête de terribles petites lunettes en fer, une branche pour ton cul et l'autre pour ton con ».
De qui, ces morceaux choisis de proses superbes ? Le premier de Boissy, le second de Martinange, le troisième de Cousin. Des auteurs qui s'y connaissent en femmes, sûrement, mais, et c'est là le plus important, qui s'y connaissent en mots — et en mots pour les dire... Ils se trouvent réunis, avec dix autres, dans ce troisième recueil de textes fantastiques que, pour la troisième année, nous offrent les éditions du C.C.L. Et nous offrent est bien le verbe qu'il faut, puisque ce petit livre (200 pages), à la typographie aimable (Souvenir maigre corps 12 : on dirait encore un portrait de femme), au papier-pelage (lynx 90 grammes), à la couverture joliment calligraphiée par Boissy (encore lui), est un véritable cadeau. Un beau livre, comme on dit d'une belle femme, et comme elle à caresser avant d'y plonger.
Car, il est temps de le dire, Un œil au cœur est ciblé sur l'amour (comme, l'an dernier, La vague à l'œil l'était sur la mer). L'amour, au domaine du fantastique ? Prétexte parfois, on l'a vu plus haut, à des portraits nostalgiques ou à des règlements de compte, mais aussi, et c'est bien le moins, à tout un catalogue des thèmes : la prémonition de la mort avec Suzy Morel (A l'œil-de-bœuf), l'univers intérieur avec Christiane Baroche (qui, par son Jardin des délices, aborde en fantastique, et magistralement, un thème généralement traité par la s-f), la transmutation végétale (Sylvie Laine et Un rêve d'herbe), la substitution d'identité (Colette Goudard et Séverine), les fantômes bien sûr (Gaston Compère, O mon amour, O mon amour toi seule existes), sans compter les irréductibles, les inclassables : Georges Keller, Jacques Jouet, Suzanne Deriex, Thérèse Abdelaziz, Michel Silfran, pour dire de n'oublier personne, que les treize soient bien là.
Est-ce par la grâce, justement, de cet ancrage amoureux, passionnel ? Le recueil est d'une rare homogénéité, quand bien même il oscille entre les tenants d'un style épuré (Jouet, Morel) et ceux dont le verbe déborde (Martinange, Cousin) — trop parfois, vers le précieux (Compère), entre les classiques et non classés. Quand bien même il assure un juste équilibre entre des auteurs très connus et d'autres qui débutent ou presque (et c'est une volonté délibérée du C.C.L. d'assurer ce brassage). Quand bien même il est partagé presque exactement (six sur sept) entre hommes et femmes (une proportion si peu fréquente qu'on se doit de la signaler)...
Mais si, précisément, cette homogénéité tenait à cet équilibre des contraires, qui, loin de se combattre, formaient un subtil assemblage ? La réussite globale d'Un œil au cœur tient sans doute à cela, à cette volonté de fabriquer un produit fini, à cette maîtrise d'un matériau dont le mortier est la rencontre amicale et forte entre des auteurs. La touche C.C.L, en somme...
Jean-Pierre ANDREVON (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/9/1987 dans Fiction 389
Mise en ligne le : 28/1/2003