Au plus souvent, les rééditions sont affaire de routine : perpétuer des écrivains dont le renom n'est plus à faire. Parfois aussi, un éditeur joue la carte de la surprise, comme on lance une mode. On exhume l'un ou l'autre livre rare et daté, qui satisfasse sans lendemain curiosités et nostalgies. Or, l'éditeur Lebovici (ex-Champ Libre) vient de déroger à ces règles implicites, et de frapper fort. Quatre romans
1 de l'espagnol Ramon Gomez de la Serna (1888-1963) sont réimprimés d'un coup, un coup de théâtre qui révèle un écrivain immense — auteur de plus de cent livres.
Une résurrection. De la Serna avait dominé le début du siècle (Valéry Larbaud le plaçait à l'égal de Proust et de Joyce), avant de tomber dans les oubliettes de l'histoire littéraire. « Oubli » incroyable, mais que peut expliquer la mobilité ludique de cet écrivain, adepte du livre court et des changements de style. Pas question chez lui d'une œuvre monumentale, peaufinée toute une vie durant, par laquelle s'assurer une gloire lourdaude. Sa stratégie était celle du fragment, d'une vision éclatée du monde. Et la variété de sa production a bien pu le faire passer pour un dilettante, l'habile illusionniste d'une époque pressée : c'est préférer les mausolées au mouvement de la vie.
Mais revoici de la Serna, écrivain fou de la chose vue et des phrases qui font mouche. Quatre démonstrations de son alacrité, dont ce Ciné-ville (1923), roman déconcertant et reportage imaginaire sur Hollywood où il ne mit pas les pieds. En quarante-deux séquences s'orchestre la visite guidée, et au pas de course, d'un monde des artifices, où des villes se construisent pour être incendiées et prétendre devenir éternelles en donnant son décor flamboyant à quelque film de genre. Ciné-ville, cité des faux semblants. Les habitants y miment les sentiments comme le font les acteurs d'une bande muette, ils ont leur nom de scène pour toute identité et n'existent physiquement qu'en fonction des rôles qu'ils pourraient jouer : la belle entretenue, la femme fatale, le jeune premier, le financier, le nègre, l'ivrogne idéal, le fou photogénique. Et les visages de traître sont fort recherchés.
Description enjouée des comédies sociales, et récit prémonitoire : « on craint que la télévision soit l'ennemie de ces longs rubans de celluloïd dont on expédie d'innombrables copies. Dans un temps futur, tout changera : on enverra la projection par radio... » Anticipation dont certaines composantes sont encore à venir. Ainsi ce nouveau cinéma projetant l'esprit des spectateurs hypnotisés dans la réalité de l'action. « Grâce à la force électrique, radiographique et quintadimensionnelle du nouvel appareil, les spectateurs entreront par l'entonnoir caélotique qui se substituera au drap blanc de l'écran. Les corps endormis des spectateurs resteront dans la salle, sous la surveillance des agents de l'autorité. »
On lit de la Serna en songeant aux Futuristes, bien sûr, à leur dynamique d'instantanés d'un siècle un devenir. Mais sans les illusions de Marinetti. « Le scepticisme surnage à Ciné-ville. Tout s'y passe comme cela finira par se passer dans le monde entier, à condition qu'il n'y ait pas de prolétariat. » Les Cinévillais, qui « s'occupent tous du simulacre d'une affaire, côtoyant les rivages d'un tourisme perpétuel », risquent d'être actuels pour longtemps encore...
Notes :
1. Outre Ciné-ville, les Editions Lebovici rééditent Le Docteur Invraisemblable, Gustave l'Incongru et La Veuve blanche et noire, trois livres gorgés d'une verve drolatique. Et l'opuscule intitulé Seins, typologie de charmes anatomiques précis, vient d'être publié chez Ryön-ji.
Alain DARTEVELLE
Première parution : 1/1/1988 dans Fiction 393
Mise en ligne le : 3/12/2002