Une ville inventée, l'intrication des destins qu'elle abrite, la dissemblance des êtres qui s'y côtoient... Rendre cette diversité tout en conférant à la ville une couleur particulière, n'est pas chose aisée. Gilbert Lascault s'y essaie par collages, par clichés brefs et rapprochés, en minutant ses effets. D'une durée globale de sept heures, son livre se découpe en une douzaine de « chapitres » qui font entre dix et soixante minutes d'action, et dont chacun se compose de la mise en regard de parcelles de vie.
Ce simultanéisme n'est pas neuf en roman, ni très français. Dos Passos en est peut-être l'initiateur, et la technique a fait florès aussi bien en polar qu'en SF (le Brunner de Tous à Zanzibar, sans parler des cut-up de Burroughs...) Et souvent, les métropoles suggérées sont dérivées des States, vivoirs américains décalés dans le futur proche. Mais Gilbert Lascault, professeur d'esthétique, et critique d'art peu ferré en SF, traite le sujet de façon originale : en insérant sa description du désastre moderne dans une ville aux ambiances baroques, magiques et passéistes. Tout procède de l'onomastique : de l'Eglise du Précieux-Bras au Musée des Cires-Erotiques, de la Tour du Veneur-Vénal à celle des Neuf-Vierges-Sourdes, en passant par la rue de la Pyrotechnie et celle des Cravaches, jusqu'à l'impasse du Minnesänger-Bossu, se dessinent des lieux étranges et pourtant secrètement familiers.
Là se croisent ou se heurtent des êtres qu'on croirait parfois sortis de vieux films du tandem Prévert et Carné, comme cet assassin poli appelé L'Effaceur. Mais des maux modernes font le quotidien de cette cité vieille, que ne peuvent égayer les tendresses de l'Ingénue-très-libertine, ni les coups de gueule d'Henri-Montagne-de-Lard, qui vend des armes en kit au Marché des Voleurs. Et cette faune saugrenue ne libère ses instincts que sous contrôle. En coulisse, des puissances occultes, comme Les Inconnus Efficaces ou Les Animaux Rouges, se disputent le pouvoir et le trafic des drogues, tandis, que le Bataillon Sacré de Ruth Vendetta fait gicler le raisiné. Au son du tocsin, une apocalypse ricanante.
Alain DARTEVELLE
Première parution : 1/1/1988 dans Fiction 393
Mise en ligne le : 3/12/2002