Pour la symétrie, il serait si satisfaisant de rapprocher de son frère Giorgio le pseudonymique Alberto Savinio, né Andréa de Chirico (Athènes, 1891 — Rome, 1951). Ah, faire de lui un précurseur littéraire du surréalisme, tandis que son aîné explorerait en peinture de semblables indications du mot et du réel... Si satisfaisant, et trop facile.
Car s'il a écrit, Savinio tâtait aussi de bien d'autres registres, dont la musique, la scénographie, et même la peinture : il laisse une œuvre fascinée par les métamorphoses animales, et de ce bestiaire improbable, la couverture de La Maison hantée — une veuve à tête de volatile — , donne un échantillon convaincant.
D'autre part, puisque c'est d'écriture qu'il s'agit ici, on peut rappeler la propension constante de Savinio à se fourvoyer dans des chemins de traverse, en marge de la raison et de la logique. Ne fût-ce que par ses essais : Maupassant et « l'autre » (Gallimard, 1977) ou Hommes, racontez-vous (à propos, entre autres, de Nostradamus et de Paracelse ; Gallimard, 1978). Il a aussi laissé quelques romans courts, dont l'Hermaphrodite paru l'an dernier (Fayard) annonçait la bigarrure de ce que l'auteur lui-même nommait son « esthétique de la versatilité ».
En voici une autre variation avec La Maison hantée (La Casa Ispirata), où rayonne l'humour grand-guignolesque qu'affectionne Savinio, pour nous entretenir des sujets les plus graves... En chapitres ultra-brefs, il dit l'histoire très simple d'un italien venu s'installer à Paris, au début de ce siècle, dans une pension de la rue Saint-Jacques, narrateur amusé puis effaré de voir vivre un curieux ramassis de parfaits petits français d'avant la grande guerre.
Ce n'est pas un hasard si ces êtres, confits dans leurs certitudes et leur religion, leurs complexes et faux-semblants, sont des monstres achevés, et s'ils font de mets faisandés leurs délices quotidiens. Pour être à la hauteur du monument de bêtise dont il fait son sujet, Savinio choisit d'utiliser la langue de ses victimes. Style noble et ampoulé, caricatural, où le grotesque mène une danse qui peut devenir macabre. Car finalement, rien de très fantastique dans ce récit outré. Quand l'on pense à l'Histoire — avec h majuscule — , et si l'on songe que les esprits hantant cette maison vouée aux ténèbres mentales ne sont peut-être, sans doute, que les spectres d'un désastre imminent.
Alain DARTEVELLE
Première parution : 1/7/1988 dans Fiction 399
Mise en ligne le : 19/11/2002