Pour beaucoup, les lettres cubaines se « résument » à deux œuvres fastueuses : celle de José Lezama Lima, dont le Paradiso libère à chaque lecture un flux baroque incontrôlable, et bien sûr celle d'Alejo Carpentier, qui, pour une bonne part, alimentait son lyrisme à des sources nationales. Loin de ces deux géants, Virgilio Pinera (1912-1979) a cependant une place, difficile à situer.
C'est que Pinera est fondamentalement singulier. Quand la majeure partie de la littérature latino-américaine joue sur le foisonnement, lui fait dans la sobriété, ou même le minimal, puisque ses contes froids ont généralement assez de quelques pages pour enclencher et développer leur mécanique aseptisée. Et puis, lui qui est né et mort à Cuba, mais a vécu longtemps en Argentine (Borges fut son premier éditeur) en étant fou d'une certaine Europe (il a traduit Gombrowicz et Kafka), Virgilio Pinera a choisi de rompre toute attache avec son pays et le continent proche, pour occuper un espace peu frayé, terra incognita de la littérature.
Dans ses écrits si brefs ne se devine aucune promesse de roman, ni surtout aucune fresque sociale en germe, non : ses contes sont des clichés au modèle impossible. Des éclats fantastiques, en ce sens que la vie ordinaire y est gommée, puis recomposée selon la logique la plus froide, dont on sait qu'elle confine à l'absurde. Pinera part de postulats divers, du plus simple (un peuple peut survivre en consommant sa propre chair ; pas besoin d'eau pour nager ; le propre de la cécité est d'aveugler ses proches), au plus élaboré : un voleur de nouveaux-nés n'a de meilleure cachette que le ventre d'un chien, par exemple... Il en tire alors les conséquences narratives ultimes, jusqu'à échafauder des scènes incroyables. Et exactes, sûrement exactes, se dit-on dans l'incertitude d'avoir épuisé le sens de chaque démonstration.
On notera également .que Pinera privilégie l'atroce sans méchanceté foncière : la douleur physique est d'ailleurs absente de ses récits. C'est néanmoins par petites doses qu'il vaut mieux recenser ses cruautés mentales, aussi précises et noires qu'une pointe sèche.
Alain DARTEVELLE
Première parution : 1/7/1988 dans Fiction 399
Mise en ligne le : 19/11/2002