Après l'holocauste nucléaire de la fin du XXème siècle, une humanité précaire survit sur le cordon d'îles qu'est devenu la Floride. Pêche, maladie des rayonnements, sauvegarde de la mémoire collective, tentative de création d'une autre culture — le tout centrée de manière assez lâche sur le personnage de Fiskadoro, un garçon qui passe de l'enfance à l'adolescence, et qui est sans doute le prototype de l'humanité d'après-demain. Ce récit très impressionniste (et qui doit se situer, même s'il n'est pas daté avec précision, aux alentours de l'année 2060) a d'innombrables références dans la science-fiction moderne : citons au moins Les crocs et les griffes de Coney (pour la geste au quotidien) et Le rivage oublié de K.S. Robinson (pour le côté mémoire à sauvegarder). Mais le fait que Fiskadoro soit né de la plume d'un écrivain du mainstream, et qu'il soit publié dans une collection non spécialisée, est bien significatif du fait que ce thème-là, l'apocalypse et après, est définitivement entré dans les mœurs de la littérature dite générale...

     Ce qu'il y a de meilleur dans le roman est d'ailleurs ce qui ressort le plus directement du mainstream : les souvenirs d'une femme quasi-centenaire qui se remémore la chute de Saigon en 1975 (on devine ce que le greffon a d'artificiel : encore une séquelle du traumatisme vietnamien ?, et la maladie, l'agonie et la mort d'une femme qui se découvre une tumeur au sein — un cancer dû à la radioactivité, maladie que dans le langage régressif de l'époque l'auteur appelle de manière frappante le « tu m'-tues ». Ce langage est un des facteurs de dépaysement introduit par Denis Johnson : « Si que c'était vraiment moi que je soye en train d'hominos pasque je voulais, tu penses bien qu'y volerait c'bazar-là » (p. 54). Ici, il échoue dans ce travail de distorsion sémantique appelé par les vœux de Gérard Klein et réalisé par Daniel Drode : la faute en appartient probablement au traducteur, mais ce mélange de parler paysan à la franchouillarde mêlé à une resucée québecquoise sonne particulièrement mal, d'autant que l'injection de mots espagnols, logique et significatif pour ce qui est de l'américain du sud des Etats-Unis, ne prend pas avec le français... Détail ? Certes, mais qui rend compte, au moins, d'une des difficultés qu'il a eu à le faire. De la même façon, la sauvegarde de la mémoire (réduit à peu de choses : des noms de personnages — Cassius Clay, Sugar Ray — , des chansons — Bob Marley, Dylan — , ou encore ces gens qui apprennent par cœur la Constitution) aurait pu donner lieu à des prolongements plus significatifs.

     Si le livre se lit pourtant avec plaisir, c'est plutôt que, par-delà son réalisme au premier degré, l'auteur a su nous communiquer une aura d'étrangeté qui vient précisément de ce qu'il a eu la sagesse de laisser dans l'ombre la plus grande partie du background socio-politique de la société décrite, en se centrant sur ses personnages, des personnages dont on ressent bien le trouble (ils voient constamment des « fantômes » issus du passé), et dont on partage la vacance. Il est des romans thématiques, et des romans stylistiques (la réussite parfaite se trouvant dans l'adéquation des deux tendances) ; Fiskadoro fait partie de la catégorie stylistique : un bon plaisir pendant, un risque d'oubli après.