1923 : soudain, Vitus commence à émerger d'un oubli qui aura duré exactement sept années. Sept années de folie. Car Vitus de Saint Ange est fou, ou l'a été il y a peu encore : interné dans une résidence surveillée fort riche mais néanmoins, sans le moindre doute, psychiatrique. Elisnear Manor, dont le docteur Jenkins est le psy principal, un médecin moderne, plein d'idées nouvelles sur la conduite des sessions et des traitements.
Pour autant, ce ne sont pas les soins du docteur Jenkins qui auront tiré Vitus de sa torpeur, mais bien plutôt — un appel ? Une sorte de bruit de fond, de rumeur sous les vagues de son esprit. Shakespeare ! Vitus ne lit personne d'autre, n'a jamais lu aucun autre auteur depuis son adolescence : Shakespeare empli totalement son univers mental. Et même durant ses années d'indifférence amnésique, il lisait et relisait l'œuvre de Shakespeare. William Shakespeare, dont on ignore ce qu'il fit entre 1585 et 1592 : les années sombres.
Sept années exactement.
À la faveur du décès de sa mère, Vitus va quitter l'institution et repartir à Londres, une ville qu'il ne connaît plus, pour une adresse (la sienne) qu'il ne connaît que pour avoir fouillé dans les dossiers du docteur Jenkins. Mais qu'importe ? Si Vitus semble guéri de sa maladie d'indifférence, il ne semble guère l'être de son instabilité émotionnelle... Une voix lui parle, celle du Barde, qui le pousse à retourner dans le Nord de l'Angleterre, dans le minuscule village de Fayrwood où (mais il n'en a pas le souvenir) il était déjà venu autrefois, avec sa mère et son mystérieux compagnon... Fayrwood où un autre mystère arpente la forêt, le grand dieu Pan, toujours présent en ce début du XXe siècle.
Or not to be est bien un roman, certes, mais il s'agit plus encore d'un long rêve éveillé. Ou devrais-je dire un cauchemar ? La narration en débute comme la conscience de Vitus émerge hors de l'eau noire de l'oubli — littéralement : le jaillissement verbal du premier chapitre me semble s'apparenter à la remontée d'un corps. Puis c'est le lent travail de Vitus afin de parvenir à sortir de l'institution (chapitres numérotés à rebours, vers la liberté retrouvée). Puis l'exploration vacillante de Londres. Et enfin la (re)découverte de Fayrwood... Et une fin en forme d'apothéose, où la fièvre qui couvait durant tout le récit éclate réellement, une fièvre enténébrée et venimeuse.
Fabrice Colin n'a pas recherché la facilité : ni dans la structure narrative (qui est éclatée en divers traitements, allant d'un lyrisme superbement classique à un extrait de pièce de théâtre, par exemple), ni dans la progression dramatique (fébrile, tour à tour malsaine ou lumineuse), non plus bien sûr que dans l'appartenance de genre — quelque part du côté du fantastique et de la fantasy, mais surtout : personnel, profondément personnel. Gageons que certains lecteurs refuseront de faire l'effort minimum que demande une telle immersion. Gageons aussi que certains ne sauront pas « suspendre leur incrédulité » afin d'entrer sans arrière-pensée dans cette poussée de fièvre. Dommage pour ceux-là : ils passeront à côté d'un formidable roman, une œuvre où, sans doute pour la première fois, se dévoile sans défaut l'audacieux talent du sieur Colin. Chapeau bas.
André-François RUAUD (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/4/2002 dans Bifrost 26
Mise en ligne le : 10/9/2003