Philip K. DICK Titre original : Do Androids Dream of Electric Sheep? / Blade Runner, 1968 Première parution : New-York, USA : Doubleday, 1968 Cycle : Blade Runner vol. 1
Philip K. Dick a obtenu en 1962 le Prix Hugo. Il est resté jusqu'à sa mort en 1982 au premier rang des auteurs de S-F avec Loterie solaire, Dr Bloodmoney, L'oeil dans le ciel, etc.
Un blade runner, c'est un tueur chargé d'exterminer les androïdes qui s'infiltrent sur Terre. Et Rick est le meilleur blade runner de la Côte Ouest. Ce qui ne l'empêche pas d'être un tendre : il rêve de remplacer un jour son simulacre (électrique) de mouton par un vrai ! Hors de prix sur une planète où s'éteint la vie animale !
Aussi quand on lui propose une somme fabuleuse pour éliminer de dangereux Nexus 6 signalés en Californie, il fonce... Mais, face à lui, surgit la très belle Rachel. Femme ou androïde ? L'aime-t-il ? Peut-il l'aimer ?
Critiques
Curieux destin que celui de ce roman, publié en 1968, sous le titre original, ô combien plus savoureux, de Do Androids Dream of Electric Sheep ? (Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, titre repris par la traduction française de 1979). Ecrit en 1966 (la même année qu'Ubik), alors que Dick sort difficilement d'une période creuse de plus d'un an en matière d'écriture, ce récit n'était assurément pas prédisposé à devenir un polar futuriste culte devant l'objectif de Ridley Scott. Mais revenons au roman.
En cette fin de vingtième siècle, la Terre a subi les profondes blessures d'une guerre nucléaire totale, forçant l'humanité à émigrer massivement vers les colonies du système solaire, et provoquant l'extinction quasi-définitive de nombreuses espèces animales. Malgré une propagande massive en faveur de l'émigration, une poignée d'humains est restée sur Terre et occupe les grands ensembles dépeuplés. Pour tenir le coup, ils disposent des boîtes à empathie qui leur permettent de fusionner spirituellement et presque charnellement avec Wilbur Mercer, un curieux prophète qui semble charrier toute la misère du monde sur ses frêles épaules. Ils disposent aussi de « l'orgue d'humeur » grâce auquel ils peuvent déterminer artificiellement la tournure que prendra leur état d'esprit. Cette société disloquée reconnaît au moins un signe fort d'identification sociale : la possession d'un authentique animal vivant, dont la valeur, selon l'espèce, est soumise aux lois du marché.
Rick Deckard est un blade runner, un chasseur de primes officiel dont la besogne exclusive est de « réformer » les androïdes — qui servent en temps normal de main d'oeuvre aux émigrants — lorsqu'ils réussissent à s'introduire frauduleusement sur Terre. Mais les androïdes, à l'instar du dernier modèle Nexus-6 fabriqué par la firme d'Eldon Rosen, se confondent de plus en plus avec les humains, dont ils ne diffèrent presque plus que par leur singulier manque d'empathie. Un vice qui les rapproche des « spéciaux », ces humains rendus simples d'esprit par les retombées, et mis au ban de la société. Six androïdes sont dans la nature, et Deckard compte bien rafler la prime pour remplacer son mouton électrique par tout autre gros animal, pour peu qu'il soit, cette fois-ci, bien vivant.
Définir l'humain, c'est une fois encore le pari que relève Dick avec virtuosité dans son récit. Pari qui télescope ici son autre thématique de prédilection, la réalité truquée, avec toutefois une variante notable : ce n'est pas une réalité artificielle qui se substitue — ou se superpose — à la nôtre, mais notre propre réalité qui se détériore, envahie d'une part par la « bistouille » (principe entropique défini par le « spécial » John Isidore, engendré par la prolifération d'objets et de déchets inutiles), et d'autre part en voyant ses éléments vivants remplacés par autant de simulacres, parmi lesquels les androïdes, qui n'ont d'ailleurs pas forcément conscience de leur non-humanité lorsque des souvenirs factices leur tiennent lieu de mémoire. Deckard est en proie aux mêmes incertitudes qu'éprouverait tout autre personnage dickien dans une réalité divergente : l'homme auquel je suis confronté est-il réel ? le suis-je moi-même ? puis-je éprouver de l'empathie, voire des sentiments, envers une androïde ? Le mercerisme, qui fait office d'ultime béquille à une empathie humaine chancelante, pourrait-il n'être qu'une imposture de plus ?
Blade Runner est un roman remarquable qui ne doit pas être éclipsé par le succès de son adaptation à l'écran. On le rapprochera de préférence de la période martienne de l'auteur (à l'inverse du Dieu venu du Centaure, ce sont ici les terriens qui ont besoin de dérivatifs pour ne pas sombrer dans la schizophrénie).
Dick aurait pu être le fossoyeur de son propre roman en acceptant l'offre juteuse qui lui était faite d'écrire la novélisation du film de Ridley Scott. Remercions son orgueil d'écrivain de l'en avoir dissuadé.
Le titre anglais, Do Androids dream of electric sheep ?, n'a pas été traduit, mais condensé ; heureusement, l'illustration de couverture permet de comprendre qu'il s'agit de robots bleus. Trêve de plaisanterie ! Dick parvient à survivre aux mauvais coups de l'éditeur et du traducteur, c'est l'essentiel, de même que le « moi » attachant de ses personnages survit à la désintégration de tout, même de leur personnalité : la scène la plus dickienne de ce qui n'est par ailleurs qu'un Série Noire du futur est celle où le « chasseur de primes » se demande s'il n'est pas lui-même, avec de faux souvenirs, un de ces androïdes (et non « robots » !) qu'il traque. On appréciera aussi (car le titre original n'était pas seulement humoristique, mais aussi chargé de sens) l'attachement à des animaux électroniques dans un monde ravagé où Noé aurait du mal à compléter son arche, et la savoureuse « loi de la bistouille » (« L'univers entier, irréversiblement, se dégrade progressivement jusqu'à la bistouille finale », p. 71) en laquelle l'intuition d'un débile au nom d'Isidore rejoint la philosophie de Schopenhauer !
Attention ! Il s'agit bien de la réédition de Robot blues,un grand Dick datant de 1968 et déjà paru en 1976 dans la collection Chute Libre. Le nouveau titre est le reflet fidèle du merveilleux titre original, mais la traduction n'a pas changé, toujours aussi curieusement chandlérienne pour narrer les aventures de Rick Deckard le chasseur d'andros.
Nous sommes sur une Terre malade et désertée en majorité par ses habitants, asphyxiée par les poussières radioactives et guettées par la bistouille : la bistouille, « c'est un principe universel, à l'œuvre dans l'univers tout entier. L'univers entier, irréversiblement, se dégrade progressivement jusqu'à la bistouille finale ». Cette entropie à l'échelle cosmique est le symbole de la dégradation irréversible du processus mental à l'œuvre dans la schizophrénie. Aliéné dans le couple et dans le groupe, le héros dickien est incapable d'assumer des relations normales avec autrui. Gommant ses propres tendances affectives, il nie l'autre en le réifiant et fuit dans la schizophrénie ce flot de simulacres qui l'assaillent.
Car le simulacre est partout, principe de base de l'illusion quotidienne et de l'univers dickien. Dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? le simulacre est commissaire de police, chouette, crapaud, cantatrice, disc-jockey et, bien sûr, mouton. Mais comment reconnaître un andro ? Grâce au test Voigt-Kampf dont se sert Rick Deckard. Les andros donnent, en effet, à ce test des réponses caractérisées par une courbe plate, trahissant l'aplatissement des affects, l'absence d'empathie et l'atrophie des facultés affectives. Mais un schizophrène donne le même type de réponse ! Confusion mortelle qui traduit l'angoisse de l'auteur devant l'implacable montée de la bistouille ultime.
Dans un monde sans but, dépersonnalisé, déserté et frappé de « Spaltung » (ou clivage du moi), où tout n'est qu'illusions, quel est mon rôle, se lamente Rick Deckard ? 1 « Mes propres actes me sont devenus étrangers. D'ailleurs j'ai l'impression de ne plus rien avoir de naturel : je suis devenu une personnalité contre-nature ». Sentiment d'avoir à violer sa propre identité, itinéraire schizophrénique mais aussi angoisse existentielle devant l'absurdité de la Vie.
« Il n'y a pas de salut » confie Mercer à Rick. Mercer le prophète avec qui on fusionne mentalement lorsqu'on saisit les poignées des bottes à empathie. Mercer, dont l'éternelle montée vers la mort, dans la chaleur et sous les jets de pierre, fait référence à l'ascension sans cesse renouvelée de Sisyphe, poussant son rocher. Il n'y a pas de réponse aux pourquoi. La démarche dickienne de chercher un sens à l'existence à travers les illusions de réalités — et de ne pas le trouver — débouche sur l'absurde cher aux existentialistes.
D'où la fuite schizophrénique.
Car Dick ne peut imaginer Sisyphe heureux.
Notes :
1. Rick Deckard/Dick Reck (ard), avec to reek = s'inquiéter, se soucier de.