N'en déplaise aux gens qui l'avaient déjà catalogué, étiqueté, enterré sous l'opprobre, John Jakes n'est pas un incorrigible médiocre ; sans doute vaudrait-il mieux ne pas confondre les auteurs qui écrivent des facilités avec ceux qui écrivent facilement. Avec
Planète à six coups (Calmann-Lévy, Coll. Dimensions), on pouvait sérieusement douter du talent de John Jakes ; avec
Les roues des ténèbres, on peut persister dans le scepticisme, mais cela friserait alors la mauvaise foi.
Avec le titre, la couverture et !e sous-titre (« La vie, la liberté et la poursuite du kilométrage »), on est tout de suite informé de ce qui va suivre : une histoire de bagnoles ! Et les esthètes teigneux de s'écrier en chœur : « Ça y est ! Ballard a pondu ses petits lécheurs de bottes ! » Seulement, si John Jakes a écrit avec des thèmes de base identiques (l'automobile folle, la surpopulation, la pollution...), il n'a en aucun cas fait un sous-« Crash ». De plus (mais c'est vrai qu'on vit la civilisation du gaspillage), les critiques qui en ont déjà marre de la voiture dans la S.F. me font mal aux seins ; dites-moi, mes drôles, combien de thèmes post guerre nucléaire ont été exploités ces dernières années ? Et les Islandais ? Vous croyez qu'ils en ont marre, eux aussi, alors qu'ils se payent les retombées des essais français ?
Cela dit, si Ballard a rendu l'automobile particulièrement inquiétante (ou plutôt nous a montré combien elle l'était déjà), John Jakes, lui, manque complètement son but ; après avoir refermé ce livre, je n'avais qu'une envie : prendre un engin motorisé et foncer sur l'autoroute. Alors quoi ? Soupçonner l'auteur d'avoir voulu dénoncer un monde qu'inconsciemment il souhaite, attend et désire ? Il est fort possible que dans l'anthologie des actes manqués, John Jakes tienne une place d'honneur.
L'Amérique croule sous la surpopulation, les villes craquent sous les vagissements des nouveau-nés et il suffirait de peu pour faire basculer le pays dans une irrémédiable autodestruction ; ce peu est représenté par un nouvel Etat (dix pour cent de la population) : Les Rouleurs. De braves gens un peu flippés qui mangent, dansent, baisent, rêvent, vivent enfin à plus de soixante-cinq kilomètres/heure. Méprisants les stoppeurs, ces connards qui se servent d'une bagnole pour aller d'un point immobile à un autre, les rouleurs vivent en clans dont les noms me laissent songeur : les Lepillard (dont Billy, le jeune héros, bon, beau, etc.), les Larampe (dont Lee, le vieux salaud, mauvais, moche, etc.), les Lecasseur (dont Grand-Papa, rouleur quasi-légendaire qui n'a jamais quitté son volant et a juré de franchir le cap des cinquante millions de kilomètres parcourus), les Lecarburateur, Dupneu, Laturbine, Latige-defrein, j'en passe et des meilleurs. Beaucoup de ces rouleurs ont une femme qu'ils vénèrent : une « Mémère » ; c'est ainsi qu'ils baptisent les objets rares que sont devenus les voitures à moteur à explosion, engins prohibés depuis l'avènement des moteurs à propulsion électrique. Si je dis qu'il s'agit de leurs femmes, c'est que les autres (celles en chair, en seins et en os) ne sont prétexte qu'à d'interminables courses meurtrières entre les soupirants. John Jakes insiste particulièrement sur ce point en faisant dire à « Ann Rose », l'épouse de Billy :
« C'est ces saletés d'engins. Ces putains d'engins. Tu leur attaches plus d'importance qu'à un seul être humain. Tu aimes ces putains de ferrailles plus que tout au monde. Vous êtes tous pareils : la femme passe en second, toujours en second ! C'est ça qui nous a détruits, Billy, tu es comme les autres ; si tu le pouvais, tu t'enfilerais un engin plutôt que de traiter correctement une femme ! »
Et toute cette sexualisation de la bagnole, Jakes sait la démontrer sans employer l'écriture ultrasophistiquée de Ballard ; en effet, le roman est bouclé à plus de cent à l'heure. Pas un seul temps mort (ce qui n'est pas le cas de
Crash ).
Autre idée forte du roman, l'aliénation absorbée. Les rouleurs ont fait de la vitesse une raison d'être et de la barrière des soixante-cinq kilomètres/heure une question d'honneur. Billy Lepillard apprendra, à l'occasion de la recherche d'un médecin, qu'il n'a, en fait, pas le droit de s'arrêter de rouler, que tout son univers métallique n'était qu'une magouille politique, que Ford dirige le monde (Tiens ! Comme c'est drôle...) et qu'il aime sa Trombe à pétrole que parce que cela arrange le gouvernement. Grosse désillusion du jeune albâtre (A noter que John Jakes use de ficelles grosses comme des câbles de transatlantique pour tisser la trame de son roman) qui cherchera vainement à discuter de cette question avec ses compagnons de clan ; ils fermeront les yeux... S'accrochant à leur volant comme Sartre à sa plume. Pas facile, les mecs, de s'apercevoir que le libre arbitre n'est que de la roupie de sansonnet... Comme dans Les roues des ténèbres, le pouvoir cesse d'oppresser pour réprimer que lorsqu'on le gêne véritablement.
Mais je ne vais pas déflorer l'histoire, elle y perdrait la moitié de son intérêt. John Jakes n'a pas écrit un chef-d'œuvre, il n'aura pas d'entrée au temple de l'intellectualisme, mais tout cela, on n'en a rien à foutre. Il est efficace, passionnant, dénonciateur... Hey ! Que demande le peuple ?
Joël HOUSSIN
Première parution : 1/5/1975 dans Fiction 257
Mise en ligne le : 10/4/2015