Dana Dallas était destiné à devenir un des hommes les plus puissants du monde. Concepteur de banques du sang chez Terotech, il règne sur les systèmes de sécurité des précieux coffres qui renferment l'or rouge.
Car en ce milieu du deuxième millénaire, ce ne sont plus l'argent et le pétrole qui gouvernent le monde : à l'heure où un virus meurtrier décime les populations, la richesse se mesure en litres de sang...
Mais dans la hiérarchie implacable de Terotech, le moindre faux pas peut vous coûter la vie. Et parvenu presque au sommet, Dallas abandonne bientôt la proie... pour l'ombre.
Dans un monde où pensée et réflexion appartiennent désormais aux machines, Philip Kerr trace le portrait saisissant d'une humanité à la recherche de son identité...
Critiques
Sous une couverture hors-sujet à la lune près, on a un thriller sauvé par la SF. Un cadre supérieur licencié en sait trop pour que sa firme le laisse en vie, sauve sa peau et monte avec des marginaux un « casse » vengeur, malgré le liquidateur sadique qui le poursuit. Bof. Même si on marche, même si c'est bien mené. Même si le héros a créé les défenses des banques dont il va cambrioler la principale, sur la Lune — elles relèvent hélas du jeu vidéo.
Mais on est en 2069. Ces banques stockent du sang non-contaminé, qu'un super-sida se riant du latex met à la base de l'économie spéculative. Même si la société qui en découle mériterait d'autres développements, les notations grinçantes sur les logiques financières sont bien venues, le mépris des non-contaminés pour les autres, 80% de la population, est intéressant, et on ajoute qu'un remède existe, « le problème, c'est que seuls les gens qui n'ont pas la maladie peuvent se l'offrir ». De plus, se dégageant progressivement de l'arrière-fond, il y a les nanomachines, l'intelligence artificielle, les sentiments des programmes, des ordinateurs quantiques indépendants du hardware ordinaire, installés dans des ensembles d'atomes. Et la façon dont l'humanité évoluera d'ici à l'extinction du soleil, elle qui est aujourd'hui le meilleur moyen pour l'ADN de se reproduire et de se répandre. Plus un narrateur, qui se prétend l'auteur, et parle de sa curieuse omniscience, du rapport entre cette histoire et le mythe de Jason allant voler la Toison d'or, de la « nature quantique de l'univers », etc., avant, à la dernière page, de provoquer un dernier retournement.
Voilà de quoi pardonner au thriller. Et aux notes de bas de page destinées à renforcer l'effet de réel pour les estomacs fragiles, en mêlant Bill Gates, Poe, les degrés Kelvin, Galien et les révolutions russes du XXIe siècle, telle drogue ou tel désastre nucléaire futurs, tel commentaire technique. On pardonne, et on se dit qu'il faut parfois regarder hors des collections spécialisées...
Actuellement, le polar est frappé par un phénomène de délocalisation temporelle et n'est plus circonscrit dans l'époque. Ainsi, récemment, au Masque, Florence Bouhier (Erika Stevens) a donné La Danse des crânes et Barbara Hambly Une Saison de fièvre, deux polars XIXème (par des romancières s'adonnant par ailleurs – dans la défunte collection « Abysses » – à la fantasy). Le phénomène est tout sauf marginal. Or, si le crime a un glorieux passé doublé d'une actualité somptueuse et débordante, il ne peut qu'être promis à un radieux avenir où, à l'instar de Maurice G. Dantec ou du P. Siniac de Carton blême, s'illustre Philip Kerr.
Au XXIème siècle sont apparus les parvovirus humains qui ont fait un demi-milliard de victimes. Les PVH empêchent l'hémoglobine de fixer l'oxygène et de le libérer dans les tissus ; les malades meurent par anoxie quand il n'ont plus suffisamment d'hémoglobine saine – soit en l20 jours maximum. Le cours du sang a donc flambé et l'économie repose désormais sur lui. Ce sont les gens sains qui sont riches et se protègent. Société duale exacerbée, société d'apartheid médicale.
On retrouve au coeur de ce roman la thématique politique qui court l'oeuvre de Kerr de livre en livre, sa hantise d'une société duale et des obsessions sécuritaires concomitantes. Obsession qui est à la naissance de l'action. La fille de Dana Dallas, riche concepteur de banques du sang chez Terotech, numéro un mondial de la sécurité, est atteinte d'une maladie génétique qui nécessiterait des transfusions régulières. Or le sang est hors de prix, même pour Dallas. Ce dernier représentant désormais un risque pour Terotech, King — son PDG — demande à Rimmer, la barbouze maison, de le liquider ainsi que sa famille. Rimmer foire. Pour se venger, Dallas va se faire la National First Blood Bank... sur la Lune !
Philip Kerr mobilise toute la quincaillerie high tech de la SF la plus moderne :
réalité virtuelle, vols spatiaux, intelligence artificielle, colonies lunaires et nanotechnologies. Il ressort même les pouvoirs psi de la remise aux accessoires... Le Sang des hommes approche des thèmes et des motifs voisins de ceux d'oblique de Greg Bear (voir critique ci-avant). Kerr reste plus centré sur l'effraction de haute technologie, qui constitue la ligne narrative principale, là où Bear recourt à un faisceau de narrations convergentes. On retrouve néanmoins de part et d'autre le héros hypercompétent qui fracture le sanctuaire élitiste défendu par de l'intelligence artificielle. Chez Kerr, où on a même droit aux ordinateurs quantiques et autres inversions de spin – c'est dire si c'est de la SF –, l'I.A. travaille pour son propre compte... Kerr est, dans ce roman, à la fois plus à gauche et moins politique que Bear dans le sien. Si les personnages des deux livres appartiennent plutôt aux catégories aisées, l'univers social reste un background chez Kerr, qui opte pour une tangente métaphysique en conclusion tandis que Bear lui accorde plus d'importance. La résolution de la crise dans le roman de l'américain aboutit à un retour à la situation antérieure, certes, mais à défaut de réponses, des questions auront été posées, assorties, faute de mieux, de propositions morales humanistes et d'un rejet du darwinisme social. Kerr s'est, lui, contenté de montrer et dénoncer sans faire fonctionner son univers social ainsi qu'il l'avait si bien fait dans Une Enquête philosophique.
Il y a un discours savamment hémologique valant ce qu'il vaut — le pauvre critique ne se sent pas les compétences médicales pour en juger ni départager la fiction de la réalité en la matière. Toutefois, il y a lieu de penser que certaines impasses ont été faites pour permettre le développement concernant la maladie de la fille du héros. Le contrat de lecture de la science-fiction supposant la suspension de l'incrédulité, cela n'a rien de gênant. Il faudra en revanche aller beaucoup plus loin en la matière pour accepter que le sang humain soit le milieu idéal pour développer un ordinateur quantique...
A défaut de chef-d'oeuvre, ce roman est largement supérieur à la production standard. Quant aux amateurs de polars qui le trouveront dans une de leurs collections fétiches, ils risquent d'être quelque peu déroutés. Oblique est sans conteste plus intéressant, mais Le Sang des hommes sait être plus divertissant sans être bête, loin de là. Le bouder serait de toute façon une erreur.
[Chronique de l'édition originale anglaise parue chez Orion en 1998]
Le monde de Second Angel, à deux pas du nôtre — à peine une centaine d'années, prend la figure d'un avertissement. Notre individualisme, nos négligences, nos libertés prises avec la science sont portés à leurs conséquences les plus morbides. L'homme est atteint dans ce qu'il a de plus vital : son sang, devenu l'ultime valeur économique et mystique. L'humanité est partagée en deux : ceux en bonne santé veillant sur leur corps comme sur un trésor, et les autres condamnées à survivre dans des ghettos fétides. Leur monde est en sursis, étreint à la limite de l'asphyxie par la maladie et la technologie. Les digues craquent.
Dans cet étouffement éclate une rage, celle de Dallas, employé modèle à la banque du sang dont la femme et le fils ont été assassinés par le patron. Dallas lui fera payer le prix du sang en s'emparant de la plus importante réserve du précieux fluide située sur la lune et gardée dans une forteresse surprotégée dont il est le concepteur, sanctuaire sur lequel veille un ordinateur aux pouvoirs inconnus.
L'univers de Second Angel, miroir grossissant du nôtre, est très crédible. On saluera un usage intelligent de la note en bas de page qui donne au livre un aspect d'étude historique inversé. Cela et la chute en forme d'ouverture métaphysique — l'ordinateur, à tout prendre, choisirait-il d'être Dieu ou Homme ? — fait espérer que le détour de l'œuvre de Philip Kerr par la science-fiction ne restera pas qu'une péripétie.
Deux réserves toutefois : les dialogues qui sont parfois trop explicatifs ; les personnages qui donnent a plusieurs reprises l'impression d'évoluer dans un monde qui n'est pas le leur. Et le livre souffre d'une manie malheureusement trop en vogue parmi certains auteurs, pour qui construire un roman en forme de script dans une suite de tableaux visuels et pétaradants multiplie les chances d'allécher Hollywood.