Ivan est un jeune acrobate tourmenté, que l'on peut voir comme le type même du héros romantique occidental, entre le Jean Valjean des Misérables et le Raskolnikov de Crime et châtiment. De son inconscient surgit parfois une bête difficilement contrôlable, un Tartare qui le pousse à blesser son frère, à rompre avec son père, à prendre la fuite et à s'avilir, comme si seule la voie du crime pouvait lui permettre de trouver un jour le chemin de la rédemption.
Il rencontre Moa-Tao (« moi Tao » ?), son contraire : une figure typiquement orientale, fluide et ambivalente, un tel équilibre de Yin et de Yang qu'il est un androgyne, ni « il », ni « elle », mais « île ». Incapable de se choisir un sexe car profondément meurtri par l'opposition entre père et mère, île noue avec Ivan une relation ambiguë, mêlant amitié et amour et « île s'abandonne à ce titan décidé à le changer en oiseau. »
Il croise aussi Tom-Boulon, un personnage plus universel, un artiste alcoolique entré en déchéance pour un amour perdu, ou plutôt un faux amour jamais avoué ni partagé, mais idéalisé jusqu'à vouloir en mourir.
Commencée par une matinée landaise, leur balade s'achèvera avec la longue nuit finlandaise (une « fin landaise » ?). Lancés à la poursuite d'un cormoran qui semble vouloir tirer les fils de leurs destinées, survivront-ils à cette errance incertaine ?
Même s'il est désormais publié sous la couverture blanche de la littérature générale, Francis Berthelot n'a manifestement pas renié ses premières amours : la SF et la fantasy. Le jeu du cormoran a la structure d'un voyage initiatique, d'une quête guidée par un oiseau au comportement étrange, inexplicable autrement que par le surnaturel. Face à ce (bon ?) génie, un mystérieux personnage aux yeux d'un bleu métallique, prenant différents visages et différents noms – Hugues Valmeur, Ugo Veltori, Ukko Värkinen – semble influencer les crises de violence que connaît Ivan : s'agit-il des multiples visages d'un démon ou de projections d'un inconscient désespéré ?
Là où l'écrivain de fantasy apporterait sans doute des réponses sur la nature de ces génies aux motivations troubles, Berthelot laisse le champ libre à des interprétations multiples. Il ne franchit jamais totalement la subtile frontière qui sépare le réalisme de l'imaginaire, dans un parcours qui est intérieur et symbolique autant que vécu.
Son récit baigne ainsi constamment dans une atmosphère onirique, qu'accentue la narration au présent : il ne s'agit pas d'un témoignage, comme le soulignerait l'emploi de l'imparfait, mais d'un conte intemporel et irréel.
Evidemment, ce doux parfum d'imaginaire ne suffira pas à satisfaire le lecteur de fantasy qui réclame des créatures fantastiques toujours plus extraordinaires. Mais celui qui s'intéresse avant tout au parcours individuel, à l'émotion humaine et aux sombres secrets du cœur humain ne pourra être que séduit par ce récit tout en nuances. Loin d'employer un vocabulaire rare et précieux, le style de Berthelot est fait de phrases en apparence toute simples, souvent très courtes, dont se dégagent pourtant rapidement une grâce indéfinissable, une musicalité aérienne, bref une véritable poésie.
Un pur bonheur.
Pascal PATOZ (lui écrire)
Première parution : 2/4/2001 nooSFere